— Hélas ! non.
— Laissez-moi vous expliquer ce que nous comptons faire. Quand j’en aurai fini, nous pourrons toujours débattre de l’éventuel trépas de mes deux lieutenants. » Geary lui exposa son plan étape par étape, en mettant l’accent sur les procédures de stérilisation.
Nkosi écouta patiemment sans que son visage trahît d’émotion. Mais il secoua la tête à la fin. « Je ne peux pas y consentir.
— Commandant…
— Mes ordres ne me laissent aucune latitude, amiral. Si quelqu’un ou quelque chose décolle d’Europa, je dois le détruire. Rien ne doit quitter cette lune. Si vos fusiliers se risquent à cette opération, mon devoir me contraindra à les détruire par tous les moyens disponibles avant qu’ils ne regagnent l’orbite. »
Rione désigna d’un geste la direction approximative d’Europa. « Vous pouvez voir cet appareil furtif, commandant ?
— Celui dont nous discutons ? Oui. Nous sommes bien placés. Il n’a pas bougé depuis son atterrissage.
— Pourquoi ne le détruisez-vous pas maintenant ? Pourquoi attendre qu’il décolle ? »
Geary s’efforça péniblement de ne pas lui adresser un regard aigu. Au seul ton de la question, il se doutait que Victoria connaissait déjà la réponse.
Nkosi fit la moue puis reprit la parole, visiblement à contrecœur. « Nos ordres sont clairs. Nous ne pouvons rien cibler qui repose à la surface. La gravité d’Europa est inférieure de quatre-vingt-dix pour cent à celle de la Terre. Toute explosion violente pourrait disséminer des… objets dans l’espace.
— Des objets contaminés, précisa Rione. Je comprends. Bon, tant qu’il reste à la surface, vous disposez d’une bonne vue fixe de cet appareil. Mais comment comptez-vous le repérer après son décollage ? »
Nkosi la fixa, l’œil noir. « Bien assez précisément.
— Commandant, j’ai longtemps côtoyé des politiciens. J’en étais une moi-même. Je sais quand on ne se montre pas entièrement franc avec moi. Nous connaissons déjà les capacités du matériel de repérage de votre système stellaire. Une fois cet appareil furtif envolé, vous aurez bien peu de chances de le suivre à la trace. »
Nkosi détourna un bon moment les yeux puis posa sur Rione un regard empreint de méfiance. « Je n’ai pas honte d’être un mauvais menteur. Vous avez raison.
— En ce cas, vous ne pourrez pas engager le combat avec succès quand il aura décollé, lâcha-t-elle comme si elle énonçait un fait dont ils avaient déjà convenu. Et vous n’êtes pas autorisé à le faire quand il est posé. Comment espérez-vous lui interdire de quitter Europa pour aller où bon lui semble ?
— Vous, vous pouvez le suivre à la trace, persista Nkosi. Vous nous l’avez prouvé.
— Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment à attendre qu’il daigne décoller, fit observer Rione en durcissant le ton. Il lui suffit de rester au sol jusqu’à notre départ. Une semaine. Un mois. Nous ne sommes pas autorisés à nous attarder plus longuement. Et il se rendra alors où il veut, puisque vous ne pourrez pas l’arrêter. La quarantaine sera rompue. »
Nkosi marqua une pause. « S’ils tentent ce coup-là, nul ne leur accordera le droit d’accoster. Leurs propres amis les détruiront.
— Au risque de laisser les débris dériver n’importe où dans l’espace ? À moins qu’ils n’atterrissent sur quelque site caché, quelque part sur Terre ou sur Mars. Que se passera-t-il ensuite, commandant ? »
Nkosi baissa les yeux puis les releva pour la scruter, calculateurs. « Mais vous vous proposez d’interdire à toutes choses de quitter Europa en y envoyant de nombreux fusiliers, pour ensuite les ramener à bord ?
— Vous avez entendu notre proposition. Nous les y dépêcherons en cuirasse de combat, laquelle est scellée hermétiquement contre toute intrusion. Nous récupérerons nos deux officiers dans l’appareil, nous leur ferons endosser une cuirasse d’appoint, puis nos fusiliers et eux quitteront Europa au moyen de réacteurs dorsaux. Une fois qu’ils seront dans l’espace, nous arroserons la surface extérieure de chaque cuirasse, tour à tour et millimètre carré par millimètre carré, d’assez d’énergie pour annihiler tout ce qui pourrait encore y adhérer, en même temps que nous en désintégrerons la première couche. Vous-même et les gens que vous choisirez, y compris parmi votre personnel médical, pourrez assister à toute l’opération depuis votre vaisseau. Vous pourrez également examiner notre équipement avant le début de l’intervention.
— Que devient l’appareil furtif ?
— Nos fusiliers veilleront à endommager si sévèrement ses systèmes qu’il ne pourra plus décoller. »
Le commandant fit la grimace. « Dès l’instant où l’appareil de ces criminels s’est trouvé dans un rayon de cinquante kilomètres de la surface d’Europa, ils avaient perdu toute chance de s’en tirer. Mais je ne suis pas quelqu’un de cruel. Je n’y prends aucun plaisir. Vous ne chercherez pas à sauver d’autres personnes que vos deux lieutenants ?
— Cela nous serait impossible, répondit Geary. Nous n’avons que deux cuirasses d’appoint.
— Vous pourriez envoyer moins de fusiliers.
— Non. Sauf si vous êtes capable de me préciser le nombre des criminels qui se trouvent à bord. Je ne tiens pas à faire courir davantage de risques à nos soldats. Si quelqu’un doit mourir là-bas, ce ne sera pas un des miens. », conclut Geary.
Nkosi fixa ses mains posées devant lui sur le bureau. « Je respecte votre raisonnement. Mais il n’y a pas de “si”. Les occupants de cet appareil mourront. Et vos officiers devraient périr aussi, non parce que je le souhaite, mais parce que mes ordres ne souffrent aucune exception. Je vais demander l’autorisation de vous laisser faire.
— Quel délai cela exigerait-il ? s’enquit Geary en s’efforçant de ne pas trahir son irritation.
— Des années, admit Nkosi. Du moins pour obtenir une réponse. Chaque gouvernement de Sol a voix au chapitre et il faudrait obtenir l’unanimité.
— Et la réponse, au bout du compte, serait nécessairement négative, marmonna Rione.
— Si nous avons la chance d’être encore en vie, répondit le commandant. Je ne peux guère m’inscrire en faux. La seule façon d’empêcher cet appareil de s’échapper est de vous laisser la bride sur le cou. Autrement, tout le monde mourrait dans le système solaire tant le débat s’éterniserait, et le vote n’aurait jamais lieu parce que tout ce qui orbite autour de Sol ressemblerait désormais à Europa. Je dois donc vous donner le feu vert, mais sachez que, ce faisant, je prends un très gros risque personnel.
— La cour martiale ? demanda Geary.
— Pour un très bref procès, répondit Nkosi. La sentence serait certainement celle prescrite pour tous ceux qui manquent à leur devoir de maintenir la quarantaine. » Il montra le pont. « Un aller sans retour pour Europa.
— Je ne peux pas vous demander… » Les paroles de Geary s’étranglèrent dans sa gorge avant qu’il eût fini sa phrase.
« Minute, amiral. » Nkosi montra cette fois l’espace extérieur. « Savez-vous quelle serait la mission de la force responsable de la quarantaine si l’infection s’évadait d’Europa et se répandait ailleurs dans le système solaire ?
— Je sais que les premiers vaisseaux chargés de son application ont dû détruire ceux qui fuyaient Europa bourrés de réfugiés.
— Oui. On le referait partout où le fléau se répandrait. Et nos propres bâtiments prendraient position aux points de saut de notre système ainsi qu’au portail de l’hypernet qu’a construit votre Alliance afin d’anéantir tous les appareils qui tenteraient de fuir les foyers de l’épidémie pour se rendre en lieu sûr. Tous les réfugiés morts, le dernier vaisseau détruit et le système solaire désormais privé de vie humaine, notre ultime mission serait de précipiter nos propres vaisseaux dans le soleil. » Nkosi secoua encore la tête, le regard hanté par les visions de cet éventuel avenir. « Ne croyez-vous pas que je risquerais ma vie pour empêcher ça ?