Il hocha lentement la tête. « D’accord. Et alors ?
— Quel est le symbole de l’Alliance ?
— Il n’y en a pas. Pas de ce genre. Les sociétés, les gouvernements, les croyances sont trop nombreux et divers…
— Faux. » Elle le montra du doigt.
Geary eut l’impression vertigineuse que quelque chose cherchait à le submerger. « Tanya, ce n’est…
— Et voilà. Je te l’avais dit. Tu ne nous comprends toujours pas vraiment. Nous avons cessé depuis belle lurette de croire nos politiciens, donc de nous fier à nos gouvernements, et qu’est donc l’Alliance sinon un conglomérat de gouvernements ? Elle ne peut être qu’aussi puissante qu’eux. Nous avons cherché à placer notre foi en l’honneur, mais tu nous as toi-même rappelé que nous avions tordu le cou à ce que recouvre ce mot. Nous avons cherché à la reporter sur la flotte et les forces terrestres, mais, comme tu le sais, toutes deux ont échoué. Nous nous sommes battus comme de beaux diables, nous avons tué et trouvé la mort sans que ça ne nous mène nulle part. Jusqu’à ton arrivée. Toi, l’homme dont on nous avait dit qu’il était tout ce que l’Alliance était censée représenter. »
Tanya tapota le mur. « Black Jack n’est pas seulement ce mur, l’homme qui a protégé physiquement l’Alliance contre ses ennemis extérieurs. Il est aussi la Grande Muraille, les pyramides et les effigies des quatre ancêtres. Il est l’image de l’Alliance, l’objet dont les citoyens pensent qu’il l’incarne. Et c’est pour cela qu’il est le seul à pouvoir la sauver. »
Geary dut détourner de nouveau le regard pour contempler le paysage désolé auquel venaient se superposer les images de batailles qu’il avait livrées, d’hommes et de femmes trépassés. « Le sénateur Sakaï m’a dit quelque chose de semblable, mais en plus pessimiste. » Pendant la guerre contre les Mondes syndiqués, le gouvernement de l’Alliance avait créé de toutes pièces le mythe de Black Jack afin d’inspirer et d’unifier sa population à une époque où l’on avait désespérément besoin d’un modèle héroïque. Et, à présent, l’homme même autour duquel s’était bâtie cette légende devait sauver l’Alliance. « Les ancêtres me viennent en aide !
— Eh bien, mon vieux, n’est-ce pas précisément ce dont nous parlions ? »
Geary sentit un sourire amer se dessiner sur ses lèvres et il la scruta de nouveau. « Jamais je n’aurais deviné ce que pensaient les enfants de la guerre. Que ferais-je sans toi ?
— Tu serais perdu. Complètement, irrémédiablement perdu. Et tâche de ne jamais l’oublier.
— Si cela m’arrivait, tu me le rappellerais sûrement.
— Peut-être. Ou peut-être redeviendrais-je moi-même. » Son geste, cette fois, embrassa la foule qui se tenait derrière eux à distance respectueuse. « Pour ces gens, je ne suis que le commandant du plus impressionnant vaisseau qu’ils aient jamais vu. La fille qui a laminé les prétendus bâtiments de guerre d’un soi-disant Bouclier de Sol qui s’imposait par la force à ce système tout en prétendant le protéger de formes de vie inférieures, telles que toi et moi.
— Dommage pour le Bouclier de Sol que nous autres vils humains des étoiles lointaines ayons appris à mieux combattre que ses représentants », laissa tomber Geary.
Tanya grimaça. « Sang bleu, panoplies de décorations et jolis vaisseaux ne remplacent jamais intelligence, expérience et puissance de feu. Quoi qu’il en soit, les gens de Sol continuent à trouver passablement remarquables ma personne et mes exploits. Mais, une fois que nous aurons regagné l’Alliance, tous ne verront plus en moi que la conjointe de Black Jack. »
Geary sentit pointer une colère qui annihilait sa désespérance. « Tu n’es la conjointe de personne. Tu es le capitaine Tanya Desjani, commandant le croiseur de combat de l’Alliance Indomptable. C’est tout ce qu’on devrait voir en toi. »
Elle éclata de rire. « Tu es mignon quand tu es candide. » En dépit de son équipement, elle fut prise d’un frisson glacé. « Les autochtones trouvent qu’il fait plus chaud ? Il me semble que nous avons monté assez longtemps la garde sur ce mur. Toutes ces années passées dans des vaisseaux climatisés m’ont pourrie. Quel est le dernier endroit que nous devons visiter aujourd’hui ?
— Stonehenge. Un site sacré.
— Oh ! » Elle sourit de nouveau. « Parfait. Je dois me recueillir avant de quitter la Vieille Terre.
— M’étonnerait que ceux qui ont bâti Stonehenge aient vénéré les mêmes dieux que nous, fit remarquer Geary.
— Ils leur donnaient d’autres noms, voilà tout. Ça ne veut pas dire qu’ils ne se posaient pas les mêmes questions, ni qu’ils ne tentaient pas comme nous d’appréhender l’absolu.
— J’imagine. » Il prit une profonde inspiration et baissa les yeux en faisant la moue. « Cette vieille planète arbore de nombreuses cicatrices laissées par les guerres humaines et d’autres formes de destruction. Avons-nous seulement appris quelque chose ? Ou bien referons-nous encore les mêmes erreurs ?
— Nous ferons de notre mieux, amiral. Mais les guerres ne sont pas finies. Loin s’en faut. »
Lorsque la navette décolla d’un champ proche du Mur, Geary constata avec surprise que l’appareil des Danseurs fusait vers le ciel et continuait de grimper. Il sortit son unité de com et appela l’Indomptable. « Général Charban ? Pourriez-vous découvrir ce que fabriquent les Danseurs ? Ils étaient censés nous suivre.
— Et ils ne le font pas. » Charban comprit aussitôt. Les extraterrestres trouvaient sans doute rationnelles leurs propres réactions, mais les humains, eux, les trouvaient fréquemment imprévisibles, voire incompréhensibles. « Je vais tâcher de m’informer. »
Quelques minutes plus tard, alors que la navette fendait l’air vers sa destination, Charban rappelait. « Tout ce que répondent les Danseurs, c’est “aller notre vaisseau”. Ils regagnent un de leurs bâtiments.
— Vous les comprenez mieux que tout autre, déclara Geary. Sont-ils mécontents ? S’ennuient-ils ? Vous en avez une idée ?
— Que devaient-ils visiter maintenant ?
— Nous nous dirigeons vers Stonehenge. Un antique site sacré.
— Sacré ? s’étonna Charban. Ça explique peut-être leur attitude. Ils n’ont jamais répondu à nos tentatives de débattre de questions spirituelles. Peut-être accordent-ils à ces sujets une dimension privée ou ésotérique. Laissez-moi vérifier… Oui, nous leur avons expliqué que Stonehenge était un site où les hommes s’adressaient à plus grand qu’eux. C’est ce qui nous a paru le plus proche d’un “lieu de culte”. Peut-être ont-ils l’impression qu’ils y seraient déplacés. C’est la meilleure explication qui me vienne à l’esprit.
— Merci, général. S’ils ajoutent quelque chose, faites-le-moi savoir. On se revoit demain. »
Les pierres levées colossales de Stonehenge paraissaient sans doute moins impressionnantes à l’œil accoutumé aux prouesses de la technologie et du matériel modernes. Mais imaginer des hommes édifiant ce sanctuaire à mains nues, en ne se servant que de la force musculaire et des plus primitifs des outils, ne rendait que plus remarquable le spectacle. Qui plus est, quand Geary quitta la navette qui s’était posée près de l’antique cercle de pierres, il éprouva une impression d’archaïsme plus prononcée encore que devant le Mur d’Hadrien.
« C’est vraiment très ancien, lâcha Tanya. Regarde, une flamme. » Elle se dirigea vers un autel dressé sur le flanc d’une des pierres levées et s’agenouilla.
Geary resta sur place pour lui laisser un peu d’intimité et regarda autour de lui. Les autochtones qui les attendaient approchaient. Il émanait d’eux le même curieux mélange de méfiance et de bienveillance que témoignaient bon nombre d’habitants de la Vieille Terre à l’égard de leurs lointains descendants.