Derrière eux… « Qu’est-ce que cela ? » demanda-t-il à la première femme qui l’aborda, dont le manteau s’ornait de l’écusson permettant d’identifier parmi ces insulaires les gardiens de l’Histoire.
La femme regarda par-dessus son épaule puis elle eut un geste d’excuse. « Un monument d’une nature différente, amiral. Peut-être élevé à ce qu’adoraient les gens dans un passé qui nous paraît aujourd’hui lointain, mais qui, pour les bâtisseurs de Stonehenge, participait d’un avenir encore éloigné. »
Geary fixa les artefacts en plissant les yeux. « On dirait des véhicules destinés aux combats terrestres.
— C’est ce qu’ils sont. Ou ce qu’ils étaient. » La conservatrice soupira. « À une certaine époque, de nombreuses armes étaient équipées de contrôles entièrement automatisés. Elles étaient capables de fonctionner sans aucune intervention humaine.
— Des drones ? Que croyaient donc ces gens ?
— Qu’ils pouvaient déléguer sans pour autant perdre le contrôle », répondit-elle d’une voix de plus en plus acerbe, avant d’adopter une cadence trahissant la récitation d’une leçon mille fois répétée. « Ces machines brisées sont des chars de combat Excalibur appartenant aux anciens Hussards de la Reine. Des gens avaient réussi à altérer et détourner leur programmation pour envoyer hors de leur garnison, jusqu’à ce site, les plus monstrueux et destructeurs des véhicules blindés jamais construits, avec l’ordre de détruire cet antique cercle de pierres. La plupart des équipements automatisés qui auraient pu les arrêter avaient été mis HS par des virus informatiques ou des vers implantés par les mêmes personnes. Heureusement, des hommes équipés d’armement antichar ont pu détruire ces véhicules avant, mais au prix de nombreuses pertes. Les derniers Excalibur, soit le fer de lance de cet assaut, ont été mis hors de combat juste avant d’atteindre les pierres. »
Elle désigna d’un geste les monstres décatis de métal et de céramique. « On les a laissés ici en guise de mémorial, de monument élevé à l’héroïsme de ceux qui les ont arrêtés, et afin de rappeler combien il est fou de confier notre sécurité à des objets incapables de loyauté, de morale et de discernement. » Sa voix s’altéra de nouveau pour se départir de son morne récitatif. « Vous ne vous servez donc pas d’armes identiques ? Dans vos batailles spatiales ?
— Non, répondit Geary. Quelqu’un le suggère bien de temps en temps, et on a même essayé à plusieurs reprises avec des unités expérimentales, mais cela tend le plus souvent à produire les mêmes effets qu’ici. Si inconstants que soient les hommes, ils restent formidablement plus crédibles et dignes de confiance que tout ce qu’il est possible de reprogrammer en quelques secondes, ou qui peut prendre un couac dans sa programmation pour la réalité. »
Il était conscient qu’il aurait dû concentrer toute son attention sur le monument antique, mais, pour une raison inexplicable, les épaves des véhicules blindés continuaient de le fasciner, même quand on leur fit faire, à Tanya et lui, une brève visite guidée tandis que les ombres des pierres levées s’étiraient au soleil couchant. Lorsqu’on les reconduisit cérémonieusement à leur navette, il lui semblait que quelques minutes seulement s’étaient écoulées. « Pouvons-nous survoler ces chars à basse altitude ? » demanda-t-il au moment du décollage.
La pilote lui adressa un regard intrigué puis hocha la tête. « Ça pourrait me valoir des ennuis, mais je dirai que vous avez insisté, répondit-elle.
— Pourquoi ma requête vous a-t-elle surprise ?
— Parce que ceux qui ont envie de voir ça sont bien rares. La plupart préféreraient qu’on déblaie cet immonde entassement de métal rouillé et de poterie high-tech, mais c’est un site historique, à la même enseigne que les grosses pierres, de sorte que, maintenant, ils sont pour ainsi dire mariés avec. Pour ma part, je me félicite qu’ils soient là.
— Pourquoi ? s’enquit Tanya.
— À cause de ce que m’a dit mon père la première fois qu’il m’a amenée ici, répondit-elle en faisant lentement pivoter sa navette au-dessus des blindés archaïques. Je regardais ces vieux monstres déglingués et j’ai dit : “Heureusement qu’on les a arrêtés.” Et, là, mon père a répondu : “Non. Heureusement qu’on a dû les arrêter, parce que, si on ne l’avait pas fait, nous en aurions construit d’autres encore plus gros avant d’avoir retenu la leçon.
— Votre père était un malin, laissa tomber Tanya.
— Oh ouais. » La pilote lui sourit. « Il voulait que je fasse mon droit comme lui, mais il a accepté que je devienne pilote quand je lui ai déclaré : C’est ça ou je m’embarque pour les étoiles. “Ils sont tous cinglés là-bas”, affirmait-il. Mais vous ne m’avez pas l’air si timbrés que ça.
— Vous ne nous connaissez pas encore très bien », fit remarquer Geary.
Un autre comité de réception les attendait au château. « C’est ici que vous passerez votre dernière nuit sur Terre », leur apprit la pilote quand elle les quitta, tout en riant elle-même de ce que Geary prit d’abord pour une blague de sa part. Il s’abandonna à l’ennuyeux pensum des présentations et autres salutations, en même temps que visages, noms et titres des divers officiels se perdaient dans le souvenir confus de tous ceux qu’il avait rencontrés au cours de ce séjour, finalement transformé en une visite éclair de la Vieille Terre. Au sein de l’Alliance, la plupart des systèmes stellaires n’avaient qu’un gouvernement unique, régissant toutes les planètes et installations orbitales, mais, ici, on tombait apparemment sur un nouveau gouvernement, une nouvelle tripotée d’officiels et de titres tous les cent kilomètres.
« C’est un authentique château, lâcha Desjani, incrédule.
— Oui, dame Desjani, répondit un officiel.
— Je ne suis pas une dame mais un capitaine.
— Euh… Oui, capitaine. La partie la plus ancienne date du huitième siècle, ère commune. Vous aviez déjà vu un château ?
— J’en ai vu de faux, répondit Tanya. Des bâtiments qui ne sont pas très anciens, vous voyez, mais qui leur ressemblent, destinés à des parcs d’attractions, des stations balnéaires ou des gens qui ont beaucoup d’argent à dépenser. Il y en a quelques-uns à Kosatka, où j’ai grandi. Comme celui de… » Elle s’interrompit brusquement.
« Tanya ? l’interpella Geary à voix basse.
— Un souvenir, murmura-t-elle. Mon frère et moi enfants. Ne t’inquiète pas. Ça ira bien. »
Son frère cadet mort à la guerre. Pressé de changer de sujet pour détourner l’attention des locaux qui observaient discrètement mais curieusement Tanya, Geary se raccrocha aux propos précédents : « Au huitième siècle ? Ça date des Romains ?
— D’après leur départ, répondit un homme. De l’âge des ténèbres, comme on l’appelle.
— L’âge des ténèbres ? répéta Tanya avec un enjouement forcé. Pas étonnant qu’on ait eu besoin de châteaux.
— Oui. Après le déclin de l’empire romain, on a connu de nombreuses guerres, des invasions barbares, un état général de non-droit et de misère. De terribles pertes en vies humaines et de grandes destructions. Une époque horrible, ajouta l’homme comme s’il l’avait lui-même vécue.
— Difficile d’imaginer une telle rupture dans la gouvernance et la société, précisa une femme.
— À moins d’en avoir été témoin », répondit Tanya.
Un nouveau silence gêné s’installa, laissant à Geary le temps de se demander pourquoi Tanya se montrait si peu diplomate. « Les Mondes syndiqués, déclara-t-il. Leur empire s’effondre. Nous avons assisté à des révolutions, à l’effritement des autorités locales, à des luttes intestines. »