Nouveau long silence, brisé par l’homme qui avait le premier pris la parole. « Vous leur venez en aide ?
— Nous… ne pouvons pas, répondit Geary. Du moins dans la plupart des cas. Même si la guerre n’avait pas saigné l’Alliance à blanc…
— Une guerre qu’ont déclenchée les Syndics, intervint Tanya, amère.
— … nous n’en aurions pas eu les moyens. Nous faisons notre possible, mais c’est bien peu compte tenu de l’ampleur du problème. » Cet aveu ne leur plaisait pas. Geary avait déjà été témoin, sur la Vieille Terre, de la difficulté qu’avaient les Terriens à appréhender l’immensité de l’expansion humaine, même si celle-ci n’occupait encore qu’une petite partie d’un bras de la Galaxie. Il ne tenait pas non plus à s’expliquer sur le coût colossal d’une guerre qui avait lancé les mondes de l’Alliance dans d’inextricables chamailleries quant à la limite de leur engagement dans un but commun, peu désireux qu’ils étaient d’épauler d’anciens ennemis en ces temps de coupes budgétaires.
Mais un autre argument déstabilisait d’ordinaire son auditoire, ou, du moins, coupait court à ses arguties : « En outre, les Mondes syndiqués étaient un régime dictatorial qui maintenait l’ordre par la force. Nous ne pouvons pas aider un gouvernement à terroriser ses propres citoyens dans le seul but de faire appliquer sa loi. Nous avons aidé certains systèmes qui ont déclaré leur indépendance. » Techniquement, seul celui de Midway pouvait se prévaloir d’avoir bénéficié du concours de l’Alliance contre une tentative de reconquête syndic, mais « un » pouvait passer pour « certains ».
« Et nous les avons aussi défendus contre les Énigmas, ajouta Desjani d’une voix soudain empreinte de défi. Nous avons empêché ces extraterrestres d’investir des systèmes colonisés par l’homme. »
Une femme se fendit d’un grand sourire. « Vous devez absolument nous parler de ces différentes espèces ! Venez, nous vous avons préparé un dîner. »
Content qu’une personne au moins détournât la conversation vers des sujets moins sensibles, Geary lui rendit son sourire.
Elle conduisit Geary et Desjani vers leur place dans une salle à manger aux murs tapissés de bannières et de boucliers aux blasons suffisamment brillants pour leur faire comprendre qu’il s’agissait de reproductions récentes plutôt que de vestiges antiques. « Je suis dame Vitali, se présenta-t-elle.
— Vitali ? s’étonna Tanya. Nous avons un capitaine Vitali dans la flotte. Il commande le croiseur de combat Risque-tout.
— Peut-être est-ce un parent. Notre famille a une longue tradition spatiale. Vous crée-t-il beaucoup de problèmes ? Lui arrive-t-il parfois de semer la pagaille ?
— Non, répondit Geary.
— Alors ce n’est peut-être pas un parent. Parlez-moi des Énigmas. »
Pendant le repas, les locaux écoutèrent attentivement Geary leur narrer, peut-être pour la dixième fois depuis son arrivée sur Terre, le peu qu’il savait de ces extraterrestres. Ce qui ne manqua pas de soulever un débat, d’abord à propos des Danseurs puis de la troisième espèce découverte à ce jour, ces expansionnistes homicides et bornés de Bofs.
« Vous avez vu mille merveilles dans l’espace. Votre séjour sur Terre vous a-t-il plu ? » demanda dame Vitali à Tanya.
Celle-ci marqua une pause, comme pour s’assurer que sa réponse ne serait ni agressive ni déplacée, puis elle hocha la tête. « C’était comme visiter une terre de légende. Je n’aurais jamais imaginé la voir un jour de mes yeux.
— Qu’est-ce qui vous a le plus impressionnée ?
— La statue de cette femme, là-bas. Jeanne. En la voyant, il m’a semblé qu’elle aurait pu être de mes ancêtres.
— Jeanne d’Arc ? Vous auriez pu trouver pire. J’aime à croire que Nelson aurait été l’un des miens. Heureusement pour eux, et pour nous aussi je pense, trop de siècles les séparaient pour qu’ils se soient combattus. » Dame Vitali recouvra son sérieux. « Nous préférons croire que nous avons vaincu les guerres, mais c’est une erreur. Nous les avons seulement étouffées sous la bureaucratie et les tracasseries administratives.
— Peut-être l’humanité ne doit-elle pas espérer mieux, fit observer Geary.
— Non, je ne le crois pas. Nous en privons seulement les éventuels belligérants, qui doivent gagner les étoiles pour mener leurs projets à bien. Nous nous débrouillons pour en rendre le déclenchement difficile et pour faciliter les départs. Nous ne faisons qu’exporter l’agressivité vers les étoiles.
— Est-ce pour cette raison que certains d’entre vous nous regardent comme si nous étions les derniers barbares en visite ? demanda Desjani.
— Bien sûr. Nous admirons ce que votre vaisseau et vous-même avez fait à ces butors qui revendiquaient le titre de Bouclier de Sol, mais nous… nous en inquiétons aussi. Nous ne tenons pas à voir débarquer sur Terre la guerre telle que vous la connaissez.
— Nous repartons demain », précisa Geary. Vers l’hostilité des Mondes syndiqués qui techniquement n’était plus une guerre, vers les nombreuses menaces cachées qu’hébergeait l’Alliance ou que posaient les Énigmas et les Bofs.
« Vous êtes nos enfants, déclara un vieil homme d’une voix bourrue. Nous vous avons envoyés dans les étoiles puis vous avons laissés livrés à vous-mêmes pendant que nous déclenchions l’enfer sur Terre et les autres planètes de Sol à l’occasion de nouvelles guerres. Nous espérions que vous acquerriez un peu de la sagesse qui nous a manqué et que vous reviendriez un jour à la maison avec le secret de la paix. Mais comment pourriez-vous être meilleurs que vos parents ? Vous êtes nos enfants, répéta-t-il avant de boire une longue gorgée de vin.
— Nous nous en remettons à nos ancêtres pour trouver la sagesse, affirma Tanya.
— Ne prenez pas cette peine, reprit le vieil homme en reposant son verre vide. Nous ne sommes pas sages. Nous sommes fatigués. Peut-être trouverez-vous la réponse quelque part dans l’espace. Les Danseurs détiennent peut-être ce secret. »
Le souvenir des terribles défenses grâce auxquelles les Danseurs protégeaient leur territoire interdisait à Geary d’y ajouter foi, mais il hocha poliment la tête. « C’est possible. Nous continuerons de chercher, et peut-être jouerons-nous de bonheur.
— Et de massacrer tout ce qui se mettra en travers de notre quête de la paix », grommela Tanya d’une voix trop sourde pour se faire entendre d’un autre que Geary.
Il n’aurait su dire combien d’heures s’étaient écoulées avant que Tanya et lui ne puissent enfin prendre courtoisement congé pour regagner leur chambre. Suffisamment tard en tout cas pour que les fameuses constellations de la Vieille Terre scintillent au firmament.
Ils avaient l’intention, maintenant qu’ils s’étaient acquittés de leurs responsabilités officielles, de pleinement profiter de cette dernière nuit, durant quelques brèves heures, pour n’être plus que mari et femme plutôt qu’amiral et capitaine. Une fois à bord de l’Indomptable, tout témoignage romantique de familiarité redeviendrait déplacé. On leur avait réservé deux suites, mais ils s’engouffrèrent dans celle de Geary. La porte ne s’était pas refermée que Tanya lui souriait. « Venez là, amiral. »
Hélas, comme beaucoup de projets, celui-ci ne survécut pas à l’impact de la réalité. Leurs lèvres s’effleuraient à peine qu’un coup léger mais insistant était frappé à la porte.
« Vaudrait mieux que ce soit urgent », grogna Tanya.
Geary partageait exactement le même sentiment quand il ouvrit la porte à la volée.