Dame Vitali se tenait derrière. Quand ils l’avaient quittée quelques minutes plus tôt, elle avait l’air passablement éméchée. Elle ne présentait plus à présent aucun signe d’ébriété. « Pardonnez-moi de mettre si brutalement un terme à notre hospitalité. Entre autres néfastes inventions que la Terre a apportées à l’univers figure celle de l’assassin. Quelqu’un qui correspond à cette description se dirige vers chez moi en ce moment même. »
Habitué aux mauvaises surprises en situation de combat, l’esprit de Geary ne mit qu’une seconde à se réadapter. « Des assassins ? Dont nous serions la cible ?
— C’est ce que je crois. Ou plutôt ce que croient mes informateurs, et je me fie à eux. Hélas, leur message vient seulement de me parvenir. J’ai appelé des amis qui possèdent une navette avec laquelle vous pourrez regagner votre vaisseau. Elle sera là dans quinze minutes. »
La propension de Geary à l’action se teinta soudain de suspicion. « Excusez-moi, mais pourquoi nous ferions-vous confiance ?
— On m’a dit que, pour vous convaincre de ma sincérité, il me suffirait de mentionner le nom d’Anna Cresida. »
Tanya croisa le regard de Geary et opina. Anna Cresida : un prénom faux accouplé au vrai patronyme d’une amie proche tombée au combat. Tel était le mot de passe convenu qui permettait à tous les officiers supérieurs de l’Indomptable d’authentifier discrètement les informations vitales qu’ils auraient peut-être à se transmettre durant leur séjour sur la Vieille Terre, ou de signaler une situation dangereuse.
« Qui vous a donné ce nom ? demanda Geary.
— C’est une longue histoire et nous manquons de temps, amiral. Et je n’ai aucune autre réponse susceptible de vous convaincre si vous n’acceptez pas celle-là.
— Elle a raison, intervint Desjani. Je viens d’appeler l’Indomptable. De sa position en orbite, une navette mettrait trois quarts d’heure à arriver jusqu’à nous. Si le délai est à ce point critique, amiral, je préconise que nous prenions notre hôtesse au mot. Nous sommes très doués pour les combats spatiaux, vous et moi, mais je ne tiens pas vraiment à affronter des assassins à la surface.
— Très bien », concéda Geary. Il reconnaissait à Tanya un certain flair en ce domaine et, si elle était disposée à se fier à dame Vitali, ça pesait lourd dans la balance.
Un sourire vint adoucir la mine sombre de leur hôtesse quand elle se tourna vers Desjani. « Je vous envie de commander un tel croiseur de combat, capitaine.
— À ce que je peux voir pour l’heure, vous seriez qualifiée, répondit Tanya en balançant leurs vêtements de rechange et autres effets dans leurs sacs de voyage.
— C’est bien la première fois que vous faites preuve de diplomatie ce soir. Je vous en savais capable.
— Pour qui travaillent ces assassins ? s’enquit brusquement Geary.
— Je n’en sais trop rien. Mes informateurs, dont je peux vous garantir qu’ils sont très compétents, n’ont pas réussi à découvrir l’origine de l’argent qui sert à les stipendier. Mais je peux au moins vous dire ceci, amiral : il ne vient d’aucun endroit éclairé par Sol.
— Ces gens des étoiles extérieures qui s’intitulent le Bouclier de Sol ? demanda Desjani.
— Possible. Ceux qui ont survécu à votre assaut ignoraient pour quelle raison leur défunt et bien peu regretté officier supérieur tenait tant à attaquer votre vaisseau, et nous ne pouvons pas non plus lui poser la question puisque, malheureusement, la technologie dont nous disposons ne nous permet toujours pas de reconstituer les corps et les cerveaux désintégrés. La prochaine fois, capitaine, veillez à vous montrer un peu moins consciencieuse dans l’anéantissement de vos adversaires.
— Je tâcherai de m’en souvenir. » Desjani souleva son sac et tendit le sien à Geary.
L’amiral s’en empara puis scruta dame Vitali. « Comment avez-vous réussi à organiser tout cela si vite en dépit de la bureaucratie et des tracasseries administratives dont vous parliez tout à l’heure ? »
Le sourire de dame Vitali réapparut. « Vous seriez stupéfait de ce que peut obtenir un mélange bien dosé d’ingéniosité, de promesses et de menaces, amiral. Ou, peut-être, si la moitié de ce que nous avons entendu dire de vous est vrai, ne seriez-vous nullement surpris. Si jamais je découvre du nouveau sur l’origine de cette menace, je ne manquerai pas de vous transmettre les informations. Encore que, compte tenu des distances impliquées et de l’absence d’un trafic régulier entre nos deux planètes, ça risque de prendre un bon bout de temps.
— Entendu. Merci. Nous vous sommes redevables.
— Bah, fariboles ! Si vous croyez me devoir quelque chose, indiquez-moi la meilleure brasserie de votre quartier la prochaine fois que je passerai par chez vous. »
Alors que, progressant silencieusement dans d’étroits corridors aux murs de pierre éclairés par la seule loupiote que portait dame Vitali, ils atteignaient une porte latérale du château, Geary se demanda combien d’autres personnes avaient fui ce château par le passé, à la clarté des torches plutôt qu’à la lumière électrique, et à dos de cheval plutôt qu’à bord d’une navette. L’espace d’un instant, il eut l’impression d’avoir remonté le temps, de sorte qu’il n’aurait guère été surpris de trouver des chevaux sellés les attendant au pied des murs du château.
Une fois sur le terrain d’atterrissage, tandis qu’une muraille se dressait derrière eux et que la nuit obscurcissait toutes choses, le romantisme de leur évasion nocturne s’estompa brusquement et l’inquiétude revint en force. Pouvait-on réellement se fier à dame Vitali ? Ne s’agissait-il pas d’un stratagème destiné à les faire sortir à découvert, Tanya et lui, pour qu’ils offrent aux spadassins qui les guettaient déjà dehors des cibles plus faciles ?
Là-dessus, Geary vit se découper une silhouette plus sombre sur fond de ciel nocturne ; elle atterrit avec une discrétion qui trahissait une grande expérience de la technologie furtive à usage militaire. « Vous n’aurez pas d’ennuis ? demanda-t-il à dame Vitali qui les pressait de gagner la navette.
— Oh, ça ira. Ne vous inquiétez pas pour moi. D’autres amis seront là pour accueillir nos hôtes indésirables. Mais il ne faudrait pas que vous soyez pris entre des feux croisés ! Partez. Bon retour chez vous. » Elle agitait encore joyeusement la main quand la rampe d’accès, en se refermant, la déroba à leurs yeux en même temps que la Vieille Terre.
« Dame Vitali a des amis intéressants », fit observer Geary alors qu’ils se sanglaient à leur siège. La navette accélérait déjà.
« Et l’un d’eux au moins se trouve à bord de l’Indomptable, renchérit Tanya en consultant son unité de com. Autrement, elle n’aurait jamais eu connaissance de ce nom forgé de toutes pièces d’Anna Cresida. Mon vaisseau nous piste, au fait. La technologie furtive de la Vieille Terre a deux générations de retard sur la nôtre. Cela confirme que nous nous trouvons sur un vecteur menant à l’Indomptable.
— Parfait. Nous étions prévenus que certains gouvernements et puissances de la Vieille Terre chercheraient probablement à nous impliquer dans leurs affaires. Crois-tu qu’il s’agit d’un subterfuge destiné à nous rendre suspects aux yeux d’autres gouvernements du système solaire ?
— Non, répondit Tanya en secouant la tête. Si c’était le cas, elle ne nous aurait pas dit que l’argent semblait provenir d’un autre système stellaire. Et, de toute évidence, quelqu’un de l’Indomptable l’a jugée assez crédible pour lui confier le mot de passe. J’ai l’impression que toi et moi avons manqué de peu retrouver nos ancêtres de la pire manière possible. » Elle s’interrompit puis s’esclaffa. « Je viens de comprendre ce que disait ce vieux monsieur en affirmant que nous étions leurs enfants. Tout le monde dans l’Alliance prend la Vieille Terre et tout le système solaire pour un séjour extraordinaire de quiétude et de sagesse surpassant de très loin les nôtres. Mais cet homme avait raison. Nous ne sommes pas différents d’eux. La violence, le machiavélisme et la pure et simple bêtise que nous connaissons règnent aussi ici. Elles ont toujours été là.