Geary distinguait les petites cités de la principale planète habitée, quasiment toutes bâties sur le même plan grossièrement circulaire : autant de cercles concentriques d’immeubles se chevauchant fréquemment, marquant les reconstructions là où avaient frappé les bombardements orbitaux. Parfois, une cité ainsi martelée se dressait dans une zone proche des ruines, piquetées d’énormes cratères, d’une ville plus ancienne, trop endommagée pour qu’on la reconstruise sur son site originel. Des défenses avaient occupé ces cratères et des générations de bombardements s’étaient acharnées à détruire des générations d’armement et de senseurs, aussitôt reconstruits en un cycle apparemment sans fin. Le « vide » entre les planètes était saturé de champs de débris, épaves de vaisseaux des deux bords dont certains fragments s’étaient largement dispersés au fil des ans tandis que d’autres s’amassaient encore en essaims passablement compacts, témoins de la mort, au cours des dernières années, de vaisseaux et de leur équipage. Spectacle aussi stupéfiant que déprimant. Les hommes pouvaient certes choisir d’abandonner un système, mais, si l’on cherchait à les en expulser de force, alors, par la grâce des vivantes étoiles et sous la bénédiction de leurs ancêtres, ils plantaient fermement le pied dans le sol et campaient sur leurs positions.
« Deux croiseurs légers et quatre avisos, rapporta la vigie des opérations. Tous de construction syndic standard et orbitant à proximité de la principale planète habitée. La plupart des défenses fixes semblent inopérantes. »
Duellos décocha à Geary un regard suspicieux. « Vous m’avez dit que vous vous attendiez à ce qu’elles soient hors service. Était-ce une prémonition fondée sur un problème prévisible de trésorerie ?
— Non. Si elles étaient restées actives, la population de Batara n’aurait pas eu à craindre les raids de Tiyannak et Yaël. Je me doutais que quelque chose avait dû mettre hors service la plupart des défenses actives. Mais que les bunkers enfouis, eux, seraient toujours là, permettant à la population d’échapper à de nombreux raids faute de pouvoir les repousser.
— Ces raiders ne m’ont pas l’air en train de razzier, fit observer Duellos en désignant d’un geste croiseurs légers et avisos. Ils sont assez près de la planète pour que ses défenses subsistantes les prennent pour cibles, mais ni eux ni elles ne tirent. Vous cherchez quelque chose ? demanda-t-il à Geary.
— Oui. L’aviso qui montait la garde à Yokaï et a sauté avant nous. Où est-il passé ?
— Il fait sûrement partie maintenant du groupe proche de la planète principale. Il a eu tout le temps de le rejoindre avant notre émergence. »
Raisonnable présomption, admit Geary intérieurement. Mais qui n’en reste pas moins une présomption. Tandis qu’affluaient de nouvelles données sur Batara, il cocha mentalement la question du repérage de cet aviso, en se promettant bien de la reposer plus tard.
« Commandant, nous repérons une intense activité dans les cités que nous pouvons voir, annonça le lieutenant responsable de la surveillance des opérations. Les gens sont dans la rue et ne s’abritent pas de bombardements.
— Une intense activité ? s’étonna Geary. Comment sont les rues ?
— Noires de monde, amiral.
— Il faut absolument découvrir ce qui se passe, lieutenant Barber, commanda Duellos.
— Nous analysons toutes les communications et tous les échanges que nous captons, répondit Barber. Le trafic est très dense pour un système à la population aussi réduite. Les bulletins d’information officiels ne disent pas de quoi il retourne.
— Mais nous savons tous ce que valent les communiqués officiels, n’est-ce pas, lieutenant ? » Duellos se tourna vers Geary. « Qu’allez-vous leur dire ?
— À Batara ? Rien pour le moment. Patientons jusqu’à l’arrivée des vaisseaux de réfugiés puis avançons vers l’intérieur du système et la planète habitée. J’attendrai d’avoir une idée plus précise de la situation pour envoyer un message. »
Sur les écrans, une rapide succession de mises à jour signala l’arrivée des cargos et de leurs escorteurs, tandis que des dizaines de vaisseaux apparaissaient subitement dans l’espace près des croiseurs de combat. Une idée frappa brusquement Geary et il enfonça une autre touche. « Colonel Kim, laissez libre accès aux communications du cargo aux meneurs Naxos et Araya et tâchez de découvrir ce que leur inspire ce qu’ils entendent. » N’avoir pas sous la main le lieutenant Iger et son équipe du renseignement était sans doute exaspérant, mais il improviserait.
« Allons-y, ordonna-t-il. À toutes les unités, virez de dix-huit degrés sur tribord, de sept vers le bas et maintenez la vélocité à 0,05 c. Exécution immédiate. »
Dans la mesure où croiseurs légers et avisos adverses étaient proches de la planète habitée et que celle-ci roulait sur son orbite de l’autre côté de l’étoile, l’image des vaisseaux de l’Alliance ne leur parviendrait que dans un peu plus de quatre heures et demie, leur annonçant l’arrivée de Geary. Ce bref délai lui permettrait peut-être de découvrir ce qui se passait à Batara.
Le colonel Kim ne le rappela qu’une heure et demie plus tard. « La meneuse de réfugiés Araya a la certitude, d’après les transmissions que nous interceptons, que ceux qu’elle appelle ces “froussards de bâtards cupides, traîtres au peuple et à la révolution” qui dirigeaient Batara se sont vendus à Tiyannak.
— Vendus ? Alliés à Tiyannak, voulez-vous dire ? »
Kim haussa les épaules. « Araya elle-même n’est pas certaine de leur statut. Alliés. Vassaux. Esclaves. Naxos et elle affirment que, tant qu’ils ne sauront pas à qui ils doivent s’adresser dans ces échanges, ils ne pourront pas dire ce qui se passe au juste. Dans de nombreux cas, ils n’arrivent même pas à préciser qui envoie le message ni à quel camp appartient son expéditeur.
— Vous en êtes sûre ? insista Geary. Ils trouvent les transmissions que nous captons inhabituelles pour Batara ?
— Relativement sûre, amiral. Pendant qu’elle les écoutait, Araya n’arrêtait pas de dire des trucs comme “Ça alors !” et “Qu’est-ce que c’est que ça ?”, et de demander à Naxos des renseignements sur l’identité de telle ou telle personne ou organisation, tandis que lui passait son temps à secouer la tête d’un air perplexe.
— Merci, colonel. » L’image de Kim s’effaçant, Geary se retourna vers Duellos. « Où en est le lieutenant Barber de son analyse de la situation ? »
Duellos fit la grimace. « Je m’en suis informé pendant que vous parliez au colonel Kim. Barber fait de son mieux, mais il affirme que c’est très complexe. C’est un excellent officier à l’esprit affûté, amiral. Il démêlera l’écheveau.
— S’il n’y arrive pas, ce ne sera pas par manque de pénétration. » Geary pointa de l’index la position de la principale planète habitée sur son écran. « Les meneurs des réfugiés prétendent avoir le plus grand mal à identifier bon nombre de transmissions qui brouillent la situation et leur interdisent d’appréhender le statut actuel de Batara.