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— Qui brouillent la situation ? répéta Duellos en serrant les mâchoires. L’aviso les a prévenus de notre arrivée ?

— Et leur a donné tout le temps de saturer l’espace de messages fallacieux avant notre émergence, afin de nous laisser dans le flou quant à ceux qui gouvernent Batara et leurs agissements exacts. »

Duellos fixa attentivement son propre écran. « À quelles fins ? Ces ruses nous retarderont mais ne nous arrêteront pas. Nous finirons par découvrir le pot aux roses. Ils cherchent seulement à nous laisser un bon moment dans l’expectative. Qu’est-ce que ça leur rapporte ?

— Bonne question. » Geary étudia de nouveau la situation en se mordillant les lèvres. « Ils savaient que les vaisseaux de réfugiés nous accompagnaient. Même les senseurs d’un aviso sont assez fiables pour reconnaître en eux, à sept heures-lumière de distance, d’anciens vaisseaux marchands de facture syndic. La présence dans nos rangs de ces cargos de réfugiés signifie que nous mettons le cap sur cette planète, mais leurs croiseurs légers et leurs avisos restent la seule menace sérieuse qu’ils peuvent nous opposer, et nous devrions en venir aisément à bout.

— Nous les tenons à l’œil, déclara Duellos.

— Je sais que vous les… » Geary s’interrompit, les sourcils froncés. « Nous les surveillons ?

— Oui.

— Nous nous concentrons sur cette menace ? »

Duellos secoua vivement la tête. « Nous ne négligeons pas les autres dangers pour autant, amiral. Il n’y en a aucun ici.

— Aucun de visible, rétorqua Geary. S’ils cherchent à retarder le moment où nous comprendrons exactement la situation, c’est qu’ils disposent d’une ressource exigeant un certain temps pour se matérialiser. » Il marqua une pause puis, sans cesser de scruter son écran, pressa une touche de commande lui permettant de projeter en accéléré les futurs mouvements des divers objets en présence. Les vaisseaux se mirent à tourner en orbite ou à adopter des trajectoires précipitées, tandis que les planètes, elles, fusaient autour de l’étoile…

Il manqua sursauter en apercevant une énorme masse se dirigeant droit vers le vecteur qu’épouseraient ses vaisseaux puis reconnut en elle la plus grosse géante gazeuse de Batara.

Il figea l’écran et tapa sur une autre touche. « Dix minutes-lumière. »

Duellos arqua un sourcil avant de se pencher pour voir ce que faisait Geary. « Cette géante gazeuse ? Affirmatif. Au plus proche d’eux sur son orbite, elle se trouvera à dix minutes-lumière de nos vaisseaux en progression. » Il s’interrompit pour réfléchir en se tapotant la lèvre de l’index. « Pas excessivement proche sans doute selon les critères interplanétaires, mais pas non plus très éloignée. »

Geary opina distraitement ; il fixait la représentation de la géante gazeuse tout en s’efforçant d’anticiper. Elle était d’une beauté sublime, comme le sont d’ordinaire ces objets célestes : bandes bariolées et lourds nuages se disputaient sa surface, et un unique anneau brillant témoignait du sort qu’avait connu une ou plusieurs de ses anciennes lunes, qui s’était (ou s’étaient) sans doute fragmentée(s) il y a très longtemps. Ses dimensions faisaient véritablement d’elle une planète géante.

Dix minutes-lumière. Soit grosso modo huit cent quatre-vingts millions de kilomètres. Une très longue distance en termes d’espace interplanétaire.

Mais, quand il faut s’inquiéter d’un grand nombre de cargos poussifs incapables d’accélérer convenablement ni de combattre, ce n’est qu’un saut de puce.

« Nous sommes dans l’espace. Nous présumons qu’il n’existe aucune autre menace. Mais supposons un instant que quelque chose se dissimule derrière cette géante gazeuse et manœuvre de manière à rester caché jusqu’au moment où ça se trouvera assez près de nos cargos pour surgir et fondre sur eux sans qu’ils aient le temps de s’échapper ? demanda-t-il à Duellos, qui opina du chef sans quitter des yeux la géante gazeuse.

— Tendue de si loin, une embuscade contre des vaisseaux de guerre serait inefficace, enchaîna le commandant de l’Inspiré. Mais, contre des cargos, c’est une tout autre affaire. En outre, à cette distance, nous aurions déjà un mal fou dans des circonstances normales à repérer de petits satellites furtifs, et cet anneau leur offre un camouflage parfait. On pourrait en planquer une bonne dizaine en orbite, qui nous surveilleraient et se retransmettraient mutuellement leurs observations par faisceau étroit, en contournant la courbure de ce Léviathan. » Il dévisagea Geary. « Ce n’est qu’une supposition, bien entendu. Aucune preuve ne l’étaye.

— Nous pouvons en trouver la preuve. » Geary contempla encore un moment son écran puis appela le croiseur léger Éperon.

Le lieutenant Pajari, commandant de l’Éperon et de l’escadron de croiseurs légers, répondit moins d’une minute plus tard. « Oui, amiral ?

— De tous vos croiseurs légers, lequel a la capacité de propulsion et de manœuvre la plus fiable ? » demanda Geary. Il aurait pu piocher cette information dans les rapports de situation de la flotte, mais, dans la mesure où le QG avait ordonné de les truquer, il ne pouvait plus leur faire confiance.

Pajari n’hésita pas une seconde. « Le Flèche, amiral. Ses systèmes de propulsion ont flanché peu après notre dernier retour à Varandal, et il s’est retrouvé en tête de la liste de priorité pour leur remplacement. Ses autres systèmes sont pour la plupart tout aussi vétustes que lui, mais ceux de manœuvre et de propulsion sont flambant neufs et solides.

— Le Flèche ? » Tanya avait servi sur un précédent Flèche qui avait été détruit. Une bonne demi-douzaine d’autres avaient été armés puis perdus au cours des années intermédiaires. Celui au matériel « vétuste » l’avait été à peine deux ans plus tôt et ses systèmes conçus pour ne durer que le temps de son espérance de vie présumée au combat, laquelle s’élevait à moins de douze mois. « Très bien, dit Geary. Détachez-le en mission de reconnaissance. » Il désigna la géante gazeuse sur son écran. « Nous devons découvrir le plus vite possible si quelque chose se cache derrière cette planète. Je veux que le Flèche l’approche, surgisse par le haut, vire largement pour obtenir le meilleur champ d’observation et rejoigne la formation.

— À vos ordres, amiral. Le Flèche va effectuer une sortie, se livrer à une reconnaissance du côté opposé de la géante gazeuse en survolant le pôle Nord puis rejoindre la formation, répéta Pajari.

— Il ne devra en aucun cas engager le combat s’il repère quelque chose, souligna Geary. S’il y a un ennemi derrière, il sera sans doute trop fort pour un croiseur léger. Le Flèche se contentera de jeter un coup d’œil et recourra à toute l’accélération dont il est capable pour regagner sa formation.

— Entendu, amiral. Je veillerai à ce que ces ordres soient transmis mot pour mot à son commandant. »

Deux minutes plus tard, Geary voyait le Flèche s’arracher à sa formation et filer vers une interception de la géante gazeuse, laquelle continuait de rouler, pachydermique, sur son orbite. L’empressement du croiseur léger à s’embarquer dans cette mission, distraction bienvenue après ces longues heures passées à lambiner au pas des poussifs cargos, sautait aux yeux.

« S’il y a quelque chose là-bas, la mise en garde du Flèche ne nous avancera pas beaucoup, fit remarquer Duellos. À ce qu’il semble, il n’aura un aperçu de la face opposée de la géante gazeuse que quand elle se trouvera déjà à quinze minutes-lumière de notre trajectoire.