— C’est toujours mieux que dix.
— Exact. » Duellos s’était assombri en contemplant l’arc de cercle décrit par le croiseur léger pour s’éloigner de la formation de l’Alliance. « C’est une de ces situations où vous pouvez vous estimer heureux que je ne sois pas Tanya.
— Je me félicite souvent que vous ne soyez pas Tanya et qu’elle ne soit pas vous, rétorqua Geary. Sans vouloir vous vexer. Pourquoi cette fois-ci en particulier ?
— Les croiseurs légers portant le nom de Flèche la rendent un tantinet superstitieuse. » Duellos secoua la tête, évitant ce faisant de croiser le regard de l’amiral. « Vous a-t-elle jamais relaté ce qu’elle a vécu lors de la bataille où le sien a été détruit ?
— Non. Elle a fini par me dire que je pouvais prendre connaissance de la teneur de sa citation à la Croix de la flotte de l’Alliance, mais elle refuse encore obstinément d’en parler. » À l’exception d’une seule fois, et, à cette occasion, Tanya s’était surtout ouverte de ce qui s’était passé ensuite.
Duellos retomba dans le silence, mais Geary pressentait que lui aussi s’inquiétait du choix du Flèche pour cette mission. Tanya n’était certes pas le seul spatial superstitieux de la flotte. Quelque chose dans la condition de spatial, cette immersion dans l’immensité des océans intersidéraux et de l’espace infini, devait renforcer l’impression d’être entouré de forces occultes qui pouvaient vous épauler ou vous entraver, vous sauver ou vous perdre selon qu’on les avait apaisées ou défiées. C’était un sentiment plus ancien et plus grand que la religion, et lui-même l’avait fréquemment ressenti.
Toutefois, s’agissant d’apaiser ou provoquer l’invisible, il n’y pouvait pas grand-chose sinon attendre que le Flèche eût atteint la géante gazeuse. Bien que le croiseur léger eût poussé sa vélocité à un peu plus de 0,2 c, il lui faudrait près de trois heures pour intercepter la planète sur son orbite.
Mais Geary pouvait au moins repositionner légèrement ses vaisseaux, placer ses croiseurs de combat devant l’amas des cargos de réfugiés et un poil de côté, dans une meilleure position défensive si d’aventure un danger surgissait de derrière la planète géante. Et aussi échafauder un plan pour le moment où ils atteindraient la planète habitée, s’entretenir avec les colonels Voston et Kim de la sécurité qu’ils devraient alors assurer, et avec les pilotes de l’aérospatiale des mesures qu’il leur faudrait prendre pour fournir une protection aux navettes qui largueraient les réfugiés à la surface.
Sorcière nocturne, Siesta et Rôdeur de la nuit, pressés d’atteindre la planète et de remplir leur mission, se montrèrent très attentifs à ses instructions. Geary avait consulté les statistiques des AAR de l’aérospatiale et appris que leurs chances de survie dans une situation de combat offensif étaient extrêmement minces, mais ça n’avait l’air d’effaroucher aucun des trois pilotes. Après tout, c’étaient des pilotes, exactement comme étaient des spatiaux les matelots de ses vaisseaux.
Une fois tous ces préparatifs achevés, alors que le Flèche était encore à une heure de la géante gazeuse, Geary s’adressa de nouveau aux meneurs Araya et Naxos. « Que comptez-vous faire, tous autant que vous êtes, quand nous vous aurons largués sur la planète ? » leur demanda-t-il.
Araya lui décocha son habituel regard méprisant. « Feignez-vous encore de vous en soucier ?
— De fait, je m’en soucie réellement, répondit Geary. Vous serez accompagnés d’une foule assez conséquente et la majorité de ceux qui la composeront, voire tous, raisonnent comme vous. Les rues de cette planète grouillent déjà de monde. »
Naxos sourit, les yeux rivés au pont. « Les gens de Batara ne sont pas heureux. Et d’une, on ne m’exilera plus. J’entrerai dans la Maison du Peuple et je chasserai tous ces nouveaux CECH qui ont pris le pouvoir.
— Et vous aurez de l’aide, affirma Araya. En masse. Si nous réussissons à obtenir le soutien des forces terrestres et de la sécurité, du moins d’une partie d’entre elles, nous vaincrons. » Ses traits irradièrent un dangereux enthousiasme. « Et ces vermines finiront à leur tour dans un camp de travail. »
Geary les scruta l’un et l’autre. « Vouez-vous la même détestation aux CECH syndics qui tenaient jadis les commandes ? »
Tous deux opinèrent aussitôt vigoureusement. « Ils ne se souciaient que de leur propre sort, grogna Naxos sans relever la tête.
— Le système stellaire de Midway s’est lui aussi révolté. Après avoir chassé les CECH, les rebelles ont liquidé les camps de travail. Leurs chefs affirmaient qu’il n’y en aurait plus jamais partout où ils prendraient le contrôle.
— Comment sommes-nous censés punir les ennemis du peuple, alors ? demanda Araya.
— Est-ce bien cette question que vous devriez poser ? Comment poursuivre l’œuvre des CECH ? Ne devriez-vous pas plutôt vous demander pourquoi vous tenez tant à imiter ces gens que vous haïssez ? »
Naxos releva la tête et garda cette fois la pose. « Je l’ai répété maintes fois. Pourquoi changer de chefs si c’est pour qu’ils fassent les mêmes erreurs que les précédents ?
— Je ne peux pas vous contraindre à vous conduire différemment, déclara Geary. Mais je crois sincèrement que vous avez raison de vous poser cette question.
— Qu’est-ce qui nous garantit qu’adopter des méthodes différentes améliorerait notre sort ? s’enquit Naxos.
— Rien du tout. Faire autrement suffit. Et il y aura de nombreux désaccords pour décider s’il s’agit d’améliorations, d’aggravations ou d’une stagnation, déclara Geary en se remémorant ses expériences récentes. Mais, tant que vous continuerez à leur parler et qu’il restera des gens capables de changer ce qui ne leur plaît pas, vous aurez des chances de progresser.
— Vous écoutez ce qu’on vous dit, vous ? demanda Araya d’une voix acerbe.
— Tout le temps. Les autres sont une sorte de miroir, de second avis sur le bien-fondé des décisions que j’arrête. J’y vois si mes préconceptions et mes présomptions sont justifiées et s’il existe de meilleures réponses que celles qui me viennent à l’esprit. Au combat, il me faut souvent réagir très vite, mais, même alors, je prête l’oreille aux suggestions quand on me propose une solution de remplacement. Je ne tombe pas toujours d’accord avec eux, je ne suis pas non plus forcé de faire ce qu’ils demandent, mais j’écoute.
— J’ai eu quelques bons contremaîtres, laissa tomber Naxos en fixant cette fois Araya. Ils prêtaient l’oreille à mes idées quand j’en avais. »
Elle rougit légèrement, la bouche crispée, puis hocha la tête. « Oui. Quand j’étais sous-cadre exécutif, je m’efforçais d’écouter les travailleurs, dont tu faisais partie. J’en étais même assez fière. Est-ce que ça m’aurait passé ?
— Tu écoutes en ce moment même, fit remarquer Naxos.
— Bah ! Tu es un travailleur très indiscipliné, n’est-ce pas ? Nous pourrions davantage écouter, convaincre et planifier si l’on nous autorisait à parler à ceux des autres cargos, poursuivit-elle en s’adressant cette fois à Geary.
— Je demanderai au colonel Kim de vous laisser accéder aux transmissions.
— Vous allez nous faire confiance ? » Araya ne prenait même pas la peine de cacher son scepticisme.
« Si c’est pour semer la pagaille et mettre en place une nouvelle dictature pour remplacer l’actuelle, n’y comptez pas, répondit Geary. Et, comme vous vous y attendez certainement, ces messages seront surveillés. Je n’ai pas le choix, compte tenu des émeutes qui pourraient encore se déclencher à bord des cargos.