— Pourquoi nous en faire part ?
— Parce que, pour l’heure, vous n’êtes pas mes ennemis et que j’aimerais que ça dure. L’Alliance a déjà assez de problèmes et d’ennemis sur les bras. »
Naxos et Araya le scrutèrent quelques instants. « Comment pourrions-nous ne pas être vos ennemis ? finit par demander la femme.
— Batara et l’Alliance étaient en bons termes avant que les Syndics ne prennent le pouvoir, expliqua Geary. S’il reste ici des archives que les Syndics n’auraient pas détruites ou falsifiées afin qu’elles cadrent avec leur version personnelle de l’Histoire, vous pourrez les consulter. »
Elle secoua la tête. « C’est un “si” bien hypothétique. Le Syndicat s’est acharné à détruire les versions papier de tous les documents historiques originaux, de sorte qu’il pouvait aisément falsifier toutes les copies numériques chaque fois que l’histoire officielle changeait. »
Quelque chose apparut soudain clairement à Geary. « Je parlais à des gens, comme vous d’anciens citoyens des Mondes syndiqués, et ils employaient le mot histoire comme s’il était synonyme de mensonges. Je n’arrivais pas à le comprendre. »
Araya haussa les épaules. « Nous appelons version papier ce qui est matériel. L’Histoire n’est que mensonges, et les versions papier peuvent mentir elles aussi, mais, une fois qu’elles sont imprimées, on ne peut plus les modifier. Ni par des réactualisations indétectables, ni par des révisions invisibles ou des ajouts indécelables à l’œil nu. C’est cela, une version papier. Mon ami ici présent… (elle montra Naxos) vous croit aussi immuable qu’une version papier. J’espère qu’il a raison. »
Il s’était écoulé assez de temps pour qu’il fût l’heure pour Geary de regagner la passerelle de l’Inspiré et d’y attendre la suite. Les deux croiseurs légers et les quatre avisos n’avaient pas quitté leur orbite proche de la planète habitée, et rien d’humain, à l’exception des vaisseaux de l’Alliance, des cargos de réfugiés qu’ils escortaient et de quelques petites embarcations opérant autour des installations orbitales, ne circulait dans l’espace interplanétaire.
Duellos, qui n’avait pas quitté la passerelle, l’accueillit en secouant la tête. « Je me demandais si vous ne faisiez pas preuve d’une prudence exagérée, mais toute cette inactivité m’a l’air louche. On savait que nous arrivions et ces vaisseaux qui orbitent près de la planète principale nous ont vus venir et ont eu largement le temps de réagir, pourtant ils n’ont pas bougé.
— J’ai ordonné au Flèche de se montrer prudent.
— La flotte a regardé pendant des décennies prudence et couardise comme les deux faces d’une même médaille. L’agressivité en toutes circonstances est comme gravée au fer rouge dans son ADN. Le Flèche est à moins de deux minutes-lumière d’une interception de la géante gazeuse, soit à dix-sept minutes de trajet s’il conserve son actuelle vélocité. Je vous recommande vivement de lui rappeler vos ordres. »
C’était encore là, apparemment, une bonne occasion, non seulement d’écouter, mais encore de prendre cet avis en considération. Geary pressa quelques touches. « Flèche, ici l’amiral Geary. Restez prudent dans l’accomplissement de votre mission. Une menace sérieuse pourrait bien se dissimuler derrière la géante gazeuse. Inspectez la face cachée puis regagnez la formation. Geary, terminé. »
Le message devrait parvenir au Flèche deux minutes avant qu’il n’atteigne la planète géante ; pour l’heure, le croiseur léger fonçait toujours sur elle depuis l’extérieur du système, tandis que le monstre continuait imperturbablement de rouler sur son orbite.
Le Flèche se trouvait à quinze minutes-lumière de l’Inspiré quand il bascula par-dessus le pôle Nord de la géante gazeuse et eut son premier aperçu de sa face dérobée à la vue de la flotte. Fasciné, Geary regarda s’afficher sur son écran les images en provenance du croiseur léger. Tout ce à quoi il assistait s’était passé quinze minutes plus tôt.
Les systèmes de combat du Flèche sonnèrent l’alerte dès qu’un aviso apparut à son tour au-dessus de la courbure de la planète. Il s’était lentement élevé vers la trajectoire adoptée par le vaisseau de l’Alliance, laissant ainsi clairement entendre qu’il était informé de son arrivée.
L’aviso se retourna puis descendit en accélérant et rasa dans sa fuite la couche supérieure de l’atmosphère.
Saisi d’effroi, Geary vit le Flèche pivoter, virer et plonger à son tour pour se lancer dans une traque effrénée. Une boule se forma dans son estomac et il s’aperçut que sa main tremblait au-dessus des commandes de son unité de com, dévorée d’envie de transmettre au croiseur léger de l’Alliance l’ordre de se plier à ses instructions, de finir d’explorer la face cachée de la planète géante et de rejoindre en toute sécurité ses collègues.
Mais, encore une fois, tout cela datait de quinze minutes. Ses ordres n’atteindraient le Flèche que dans un quart d’heure et il avait déjà l’affreuse certitude qu’ils arriveraient trop tard.
Comme le lui avait rappelé Duellos, il n’était pas depuis si longtemps aux commandes de la flotte. Il n’était resté à sa tête qu’une infime fraction de la durée de la guerre, d’une guerre dont le chemin qu’elle avait pris – de plus en plus insensé et dévastateur – avait favorisé l’éclosion de méthodes toujours plus agressives et irréfléchies, tandis que mouraient en masse les tacticiens chevronnés et que de nouveaux commandants s’efforçaient de compenser leur cruelle absence d’entraînement et d’expérience par une conception étroite du courage et de l’honneur, exigeant d’eux qu’ils préfèrent la mort au repli.
Geary s’était démené pour changer ce comportement. Mais, en un si bref laps de temps, il ne pouvait pas effacer les enseignements fallacieux d’un siècle de bains de sang obstinément reconduits et de quêtes d’une gloriole personnelle. Qu’on justifiât cette conduite en clamant qu’elle incarnait précisément le véritable esprit de Black Jack ne lui avait rendu la tâche que plus difficile.
Et maintenant, sans autre recours que d’attendre un dénouement dont il était déjà certain, il voyait le Flèche lancé dans une poursuite démentielle.
Deux croiseurs lourds de conception syndic surgirent soudain de sous l’arc de cercle inférieur de la géante gazeuse, prenant le Flèche en fourchette. Ils furent sur lui trop vite pour qu’il eût le temps de réagir. Ils étaient trop proches et l’instant de l’engagement trop indécis pour qu’ils se servent de missiles spectres, mais les deux bâtiments ennemis lui décochèrent une salve de faisceaux de particules de leurs lances de l’enfer, en même temps qu’une nuée de ces billes métalliques connues sous le nom de mitraille. La rafale lacéra les boucliers du croiseur léger, provoquant leur effondrement, et quelques impacts percèrent même des trous dans son léger blindage.
Geary vit d’abord s’afficher sur son écran des rapports d’avarie indiquant que les systèmes de manœuvre et l’armement du Flèche avaient souffert de graves dommages, puis les instructions au timonier quand le croiseur léger chercha à altérer sa trajectoire.
Dix secondes après son pilonnage par les deux croiseurs lourds, le Flèche voyait surgir de derrière la courbure de la géante gazeuse une silhouette massive rappelant celle d’un requin trapu. Compte tenu de la vélocité du croiseur léger, son équipage n’avait pas le temps de réagir avant de se trouver à la portée des armes du cuirassé.