— Jusque-là ? » Duellos haussa les épaules pour signifier son impuissance. « Plusieurs combinaisons vouées à l’échec.
— Vous et moi, nous savons tous les deux comment faire. Il faut séparer le cuirassé de la colonne menaçante. On pourrait profiter de la maniabilité et de l’accélération supérieures des croiseurs de combat pour rogner graduellement le cuirassé, mais cette méthode prendrait plus de temps que celui qui nous est imparti. La seule façon de le neutraliser, assez vite du moins pour protéger les cargos de réfugiés, serait d’endommager sa propulsion principale. Si nous pouvions également porter atteinte à sa capacité de manœuvre, ce serait encore mieux. »
Duellos fit la grimace. « J’ai déjà affronté une situation identique, amiral. Trois croiseurs de combat, ce serait le minimum dont nous aurions besoin pour ce faire. Si l’on part du principe que les boucliers de proue du cuirassé fonctionnent à plein régime, le seul moyen rapide qu’auraient ces trois croiseurs de combat de mettre sa propulsion hors service serait d’effectuer des passes de tir rapprochées à intervalles serrés. Dans l’idéal, le premier croiseur affaiblirait ses boucliers de proue, le deuxième les frapperait assez violemment pour les rendre inopérants ou, tout du moins, à deux doigts de flancher, et le troisième en profiterait pour placer dans le mille et détruire ses unités de propulsion principales. Mais le cuirassé ne restera pas les bras croisés. Il manœuvrera, il se retournera pour empêcher ces passes de tir de toucher ses boucliers de proue et il cherchera à frapper durement nos croiseurs de combat chaque fois qu’ils monteront à l’assaut. »
Geary hocha la tête, tout en réfléchissant à d’autres éventualités. « Et si nos croiseurs s’en rapprochaient assez pour se servir de leurs projecteurs de champs de nullité ?
— Contre un cuirassé intact ? Nous en perdrions au moins un, sinon deux. Et rien ne garantit que leur sacrifice nous permettrait de lui porter des coups incapacitants.
— On s’en abstiendra, alors. » Geary secoua la tête. « Nos seuls atouts sont le nombre… trois croiseurs de combat contre un seul cuirassé… et la maniabilité.
— Tandis que son unique désavantage est le manque de maniabilité.
— Non, pas le seul. En les gardant si près de lui, il neutralise aussi ses escorteurs. Nous ne pouvons pas les abattre, mais ils ne peuvent pas non plus intervenir lors de nos attaques. »
Geary ferma les yeux pour se repasser de tête ce qu’il allait lui dire puis il enfonça ses touches de com. « Commandant Pajari, je vous confie le commandement de la formation Écho. Vous disposerez de vos croiseurs légers et de vos trois escadrons de destroyers. Votre mission consistera à garder les cargos de réfugiés rassemblés et à les protéger contre les attaques. »
Surprise, Pajari salua. « Je ne vous décevrai pas, amiral. Voulez-vous que je poursuive sur la même trajectoire menant à la planète habitée ?
— Oui. Vous pouvez l’altérer si besoin pour parer les menaces, mais nous savons, vous et moi, que les cargos n’y pourront pas grand-chose. Les soldats du colonel Kim empêcheront sans doute leurs équipages de paniquer et de tenter de fuir, mais ils resteront impuissants contre la maniabilité d’escargot de ces bâtiments. Il y a de fortes chances pour que d’autres vaisseaux de guerre ennemis se dissimulent derrière cette planète, alors tenez-vous-le pour dit. » Geary avait désigné la superTerre enfoncée plus profondément à l’intérieur du système. « Peut-être deux ou trois autres croiseurs légers et avisos. Si les attaques dirigées contre nous sont coordonnées, dans les heures qui viennent nous devrions voir la flottille ennemie proche de la principale planète habitée effectuer une sortie pour vous intercepter, et, dès qu’on se sera persuadé que nous avons affecté toutes nos forces au combat contre les deux autres flottilles, surgir tout ce qui se dissimule encore derrière l’autre planète. Si nous ne réussissons pas à arrêter celle du cuirassé, il vous faudra sans doute aussi nous aider à repousser ces vaisseaux.
— À vos ordres, amiral ! répondit Pajari en plissant les yeux pour mieux se concentrer sur les paroles de Geary. Vous les avez appelés des ennemis, amiral. Sommes-nous libres d’engager le combat, si besoin, avec d’autres vaisseaux de ce système ?
— Vous l’êtes. Je pars du principe qu’ils font tous partie des mêmes forces que ceux de la géante gazeuse. La destruction du Flèche a suffisamment donné la preuve de leur extrême hostilité. » Le sacrifice du vaisseau léger avait au moins fourni cette importante information, si bien qu’il n’avait pas été complètement vain : on n’aurait plus à attendre des vaisseaux adverses qu’ils tirent les premiers pour ouvrir le feu, puisqu’ils l’avaient déjà fait. « Engagez le combat et éliminez tout ce qui menacerait vos vaisseaux et les cargos.
— À vos ordres, amiral ! » À cette allusion au Flèche, les yeux de Pajari avaient brasillé.
« Commandant, votre mission est de protéger les vaisseaux de réfugiés, réitéra plus instamment Geary. Tâchez de ne pas l’oublier en vous lançant à la poursuite de quelque vaisseau ennemi.
— Certainement pas, amiral. » Pajari eut un lent sourire. « Ils s’imaginent sans doute que nous allons nous ruer à leurs trousses et perdre de vue notre mission. Nous n’en ferons rien. Mais, s’ils le croient, ça peut nous servir.
— En effet, convint Geary en souriant à son tour. Avez-vous déjà mené des opérations d’escorte de convois ?
— Oui, amiral. Pas pour un ramassis aussi indiscipliné que ce train de vaisseaux de réfugiés, mais les principes de base restent identiques. Je connais les tactiques dont usaient les Syndics pour attirer l’escorte loin de son convoi et fondre ensuite sur lui. Je m’y attendrai.
— Très bien. Pour ma part, je me charge du cuirassé. Geary, terminé. » Rassuré quant à Pajari, il coupa la transmission puis adressa un signe de tête à Duellos. « Ébranlez vos croiseurs, commandant. Nous avons un cuirassé à mettre hors de combat. »
Duellos sourit, tandis que le personnel de la passerelle poussait des vivats.
Geary attribua le nom de code de Formation Alpha aux trois croiseurs de combat puis marqua une pause pour étudier soigneusement la situation avant d’ordonner les manœuvres suivantes. La grosse masse peu maniable des cargos et de leurs escorteurs se trouvait encore à un peu plus de trois heures-lumière de la planète habitée, qui, elle, n’orbitait qu’à sept minutes et demie de l’étoile. Si Batara avait été Sol, le berceau de la Vieille Terre, ce monde aurait sans doute paru insupportablement torride aux humains, mais Batara brûlait un poil moins férocement que le soleil, de sorte qu’il n’était que très chaud selon leurs critères. Dans la mesure où la planète tournait si près de son étoile, les vaisseaux de l’Alliance et les cargos de réfugiés donnaient pour l’heure l’impression de se diriger légèrement vers la gauche de l’étoile.
Les deux croiseurs légers et les quatre avisos proches de la planète, à qui Geary avait donné le nom de Flottille Un, se trouvaient eux aussi directement dans l’axe de leur progression, mais à des heures-lumière de distance.
Le cuirassé et ses escorteurs, que Geary appelait à présent la Flottille Deux, n’étaient qu’à quinze minutes-lumière seulement des vaisseaux de l’Alliance, sur tribord avant. Vue de l’Inspiré, ils arrivaient donc de droite en visant une interception du convoi des réfugiés filant vers l’intérieur du système. Puisque la Flottille Deux fondait droit sur eux – encore que sa trajectoire décrivît dans l’espace un immense arc de cercle –, sa position relative par rapport aux cargos ne changerait pas à mesure qu’elle s’en rapprocherait. Pour les cargos, le cuirassé arriverait toujours par tribord, mais il grossirait régulièrement – et implacablement – en fonction de la réduction de la distance les en séparant.