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La superTerre, qui se trouvait jusque-là devant la formation de l’Alliance, avait d’ores et déjà croisé sa future trajectoire, juste au-dessous des vaisseaux, et poursuivait sur son orbite, indifférente aux mesquins agissements des hommes. Lorsque les bâtiments de l’Alliance atteindraient cette orbite, la planète se trouverait légèrement sur leur gauche et s’éloignerait d’eux, dans sa révolution autour de l’étoile, à l’allure relativement modérée de vingt mille kilomètres par seconde. Si d’autres vaisseaux ennemis se cachaient encore derrière, ils jailliraient au moment voulu pour attaquer les vaisseaux de réfugiés de face et par bâbord.

Celui qui a tendu ce traquenard a sacrément cogité. Si nous avions foncé dans le panneau la tête la première et riposté aux deux premières attaques à mesure qu’elles se déclenchaient, nous nous serions retrouvés dans un sale pétrin à l’apparition de la troisième force d’assaut. « Inspiré, Formidable et Implacable, ici l’amiral Geary. Vous êtes désormais la Formation Alpha. Votre mission est d’éliminer le cuirassé. À T cinquante, virez de vingt-sept degrés sur bâbord et de deux vers le bas, puis accélérez à 0,15 c. Geary, terminé. »

Quelques minutes plus tard, Geary sentait l’Inspiré tourner sur la droite. La commande « bâbord » exigeait du vaisseau qu’il s’éloignât de l’étoile tandis que « tribord » lui signifiait au contraire de s’en rapprocher. Dès leur émergence à Batara, les vaisseaux de l’Alliance avaient automatiquement attribué le rôle de « haut » à l’un des côtés du plan du système et celui de « bas » au côté opposé. Ces conventions parfaitement arbitraires étaient le seul moyen dont disposaient les hommes pour fixer des directions qui leur soient mutuellement compréhensibles dans un espace où n’existe ni haut ni bas, ni gauche ni droite. S’il avait ordonné au Formidable de tourner à « droite », l’autre croiseur de combat aurait pu emprunter une direction à cent quatre-vingts degrés de celle de l’Inspiré. Mais, puisque l’étoile se trouvait juste à la gauche de la proue de chaque vaisseau, chacun savait où il devait aller.

La propulsion principale de l’Inspiré s’activa à plein régime, la violence de l’accélération arrachant des grincements de protestation à ses tampons d’inertie. Geary lui-même se sentit plaqué à son siège par les forces qu’ils ne parvenaient pas à compenser entièrement. Aucun autre vaisseau n’était capable de l’accélération d’un croiseur de combat, dont les unités de propulsion étaient sans doute supérieures à celles d’un cuirassé, mais qui devait en revanche sacrifier une bonne partie de son blindage, des générateurs de boucliers et de l’armement propres au cuirassé. Les croiseurs de combat étaient conçus pour arriver le plus vite possible là où on les envoyait avec une redoutable puissance de feu, mais pas pour affronter des cuirassés.

Geary vit s’allonger spectaculairement les vecteurs des trois croiseurs de combat qui chargeaient le cuirassé.

« Une heure et dix minutes avant contact avec la Flottille Deux, annonça le lieutenant chargé de la surveillance des opérations. Distance restante : 29,7 minutes-lumière. Vitesse de rapprochement 0,27 c.

— Ils arrivent sur nous à 0,12 c, dit Duellos à Geary. Ils ne ralentiront pas pour nous combattre.

— Non, j’ai l’impression, convint Geary. Ils cherchent à atteindre les cargos afin de nous forcer à lancer des attaques désespérées pour les protéger. Nous freinerons avant le contact de manière à réduire notre vélocité combinée à moins de 0,2 c. » Au-delà, la distorsion apportée par la relativité à l’espace environnant devenait trop importante pour que les systèmes conçus par les hommes pussent la compenser, ce qui rendait pratiquement impossible un contrôle du feu déjà très compliqué.

« Comment allons-nous procéder ? demanda Duellos au terme d’une minute de silence.

— Je m’y attelle encore.

— Le commandant de ce cuirassé est un Syndic. Il réfléchit et agit toujours selon le manuel.

— Sauf si c’est un rebelle, auquel cas un jeune officier plus inventif et moins conventionnel aurait pu être bombardé commandant, répondit Geary. Rappelez-vous comment étaient les ex-officiers syndics des forces rebelles de Midway.

— C’est effectivement un sujet d’inquiétude, concéda Duellos. Toutefois, les ex-Syndics de Midway avaient l’expérience du maniement d’un vaisseau. Ils n’avaient pas affronté l’Alliance dans la zone des batailles, en mourant au combat aussi vite qu’ils arrivaient. Les Syndics d’ici sont les survivants des derniers affrontements de la guerre et de tous les combats qui se sont déroulés depuis. Ils ont probablement reçu un entraînement réduit au minimum et n’ont vraisemblablement pas beaucoup d’expérience.

— D’accord, lâcha Geary. C’est probable, j’en conviens.

— En outre, ses quatre escorteurs serrent le cuirassé de trop près, ce qui ne manquerait pas d’inquiéter un pilote, même habile et chevronné.

— Il se servirait de manœuvres automatisées, tandis que les systèmes de manœuvre de ses escorteurs seraient asservis au sien ? demanda Geary.

— Ça me paraît à peu près certain. Nous allons devoir devancer les réactions de ce système, prévoir ce qu’il fera quand il nous verra nous diriger vers la poupe du cuirassé. »

Dans certaines circonstances, quatre-vingt-dix minutes peuvent faire l’effet d’une éternité. Mais pas quand on fonce au-devant d’un cuirassé ennemi.

Geary simula tactique sur tactique, mode d’approche sur mode d’approche, conscient que Duellos et son équipage devaient faire de même et éliminer les solutions l’une après l’autre. Sachant que la capacité de manœuvre et d’accélération de croiseurs de combat était leur plus gros avantage sur un cuirassé, il s’obstinait chaque fois à pousser la vitesse de la rencontre au maximum. Mais plus la vélocité des croiseurs de combat était élevée, plus les complications prenaient de l’ampleur. Les plus hautes vélocités exigent de négocier des virages de plus en plus larges, alors qu’ils le sont déjà à la vitesse moyenne d’un vaisseau de guerre. Elles rendent aussi plus malaisés les changements de vecteur sur de courtes distances ou en un bref laps de temps, et, si les croiseurs de combat de Geary se retrouvaient contraints de parer les tentatives du cuirassé pour pivoter afin de se soustraire à leurs attaques, ils devraient procéder à d’importantes rectifications de dernière seconde dans leurs passes de tir.

Geary se cala dans son siège pour fixer son écran d’un œil furibond. Il tendait déjà la main pour lancer une nouvelle simulation quand il s’arrêta à mi-geste. Pourquoi me faudrait-il raisonner en termes de vitesse ? Pourquoi me bloquer là-dessus, me focaliser sur ce seul atout ? Parce que, s’il est impératif d’intercepter ce cuirassé le plus vite possible, est-il bien avisé de procéder à la rencontre à si haute vélocité ? Les simulations continuent de m’affirmer le contraire. Au lieu de me frapper la tête contre un mur chaque fois plus dur, ne ferais-je pas mieux de tenter l’approche opposée et de voir ce qui se produit ?

Il ralentit de manière drastique la vitesse de la rencontre, assez du moins pour que les manœuvres de décélération requises prennent bien plus de temps qu’il n’en fallait pour le rassurer. Mais, une fois la simulation lancée, il obtint cette fois un résultat partiel.