« Il ne libère pas ses escorteurs », murmura Geary avec soulagement. Si le commandant du cuirassé avait ordonné à ses croiseurs lourds de se porter à l’attaque des croiseurs de combat, il lui aurait sérieusement compliqué l’approche.
« Ça y est », souffla Duellos.
Le cuirassé avait commencé à pivoter : sa poupe basculait et sa proue se relevait. Geary n’avait nullement besoin de consulter l’écran des manœuvres pour comprendre que, si tout le monde gardait le même cap et la même vélocité, il se retournerait exactement à l’allure nécessaire pour présenter ses armes les plus lourdes et le blindage plus épais de sa proue au passage de chaque croiseur de combat.
« Laissez-lui encore quelques secondes pour gagner de l’élan », ordonna Geary. Trois… deux… un. « À toutes les unités de la formation Alpha. Propulsion réduite à zéro. Exécution immédiate. »
Les croiseurs de combat coupèrent leur propulsion principale. Ils fondaient toujours sur le cuirassé mais n’accéléraient plus, si bien que leur vitesse de rapprochement avait cessé d’augmenter.
Les systèmes automatisés de contrôle des manœuvres du massif cuirassé s’en apercevraient et prendraient les mesures nécessaires pour le contrecarrer en poussant à plein régime ses propulseurs, qui s’évertueraient alors à ralentir son retournement pour tenter de présenter à nouveau sa proue à l’Inspiré quand il arriverait à portée de ses armes.
Si les officiers du cuirassé avaient suffisamment d’expérience et l’esprit assez affûté, ils avaient sans doute eu le temps de comprendre ce que faisait Geary et de percer son plan à jour, mais tout juste celui d’outrepasser les consignes du pilote automatique pour abaisser de nouveau sa proue. Ses poissons-pilotes auraient sans doute pu l’imiter, et plus prestement, mais, submergée, l’équipe de commandement du cuirassé avait probablement oublié, lors de ces quelques précieuses et fugaces secondes, que les croiseurs lourds et les avisos ne pouvaient manœuvrer de manière autonome qu’en échappant à son contrôle.
« Implacable, accélérez au maximum de votre capacité et modifiez si besoin votre cap pour cibler la propulsion principale », ordonna Geary.
Puis, quelques secondes plus tard : « Formidable, accélérez au maximum de votre capacité et modifiez si besoin votre cap pour cibler la propulsion principale. »
Et, tandis que tous sur la passerelle attendaient anxieusement : « Inspiré, accélérez au maximum de votre capacité. Frappez sa propulsion ! »
Les croiseurs de combat bondirent de nouveau, mais, tout à coup, ils n’arrivaient plus dans le même ordre. L’Implacable était désormais en première ligne, suivi du Formidable, tandis que l’Inspiré fermait la marche. Concomitamment, aucun ne se trouverait plus à portée des armes du cuirassé au moment précis où celui-ci l’attendait. Les propulseurs du vaisseau ennemi s’activèrent de nouveau pour freiner sa rotation et tenter d’annuler sa manœuvre précédente. Il vacilla sous ces élans contrariés et la pression exercée sur ses contrôles de manœuvre, la force d’inertie s’appliquant toujours à le faire pivoter dans un sens alors que ses propulseurs se déchaînaient pour inverser le sens de sa rotation. Une brusque poussée de sa propulsion principale l’aurait peut-être aidé à esquiver les assauts des croiseurs de combat, mais c’eût été là une manœuvre non conventionnelle, à laquelle ni des systèmes automatisés ni des officiers formés comme l’avaient été les siens n’auraient seulement songé.
Le cuirassé resta un instant en suspension dans l’espace, comme pris en tenaille entre des forces contraires, sa proue pointée vers le « haut ».
Ses quelques rares armes de poupe qui pouvaient prendre pour cible un vaisseau arrivant dans son dos ouvrirent le feu durant le bref instant où l’Implacable se trouva à leur portée, tandis que lui-même grimpait à une vélocité relative de plusieurs milliers de kilomètres par seconde. Aucun être humain n’aurait pu viser et tirer dans ces conditions. Seuls des systèmes automatisés de contrôle des tirs étaient capables d’évaluer avec précision l’instant où une cible filant à une telle vitesse pouvait être acquise.
Geary entendit les deux lance-missiles abîmés de l’Implacable se déclarer parés à tirer, quelques secondes avant que le croiseur de combat ne passe en trombe sous la poupe du cuirassé et ne crache une salve de missiles, de lances de l’enfer et même de mitraille, réglée pour ne se disperser, au plus loin de sa portée, que sur une très faible étendue. Alors que le croiseur s’écartait déjà du cuirassé, ses lances de l’enfer continuèrent d’inlassablement pilonner les missiles de l’ennemi en dépit du médiocre angle de tir, et elles en détruisirent la plupart avant qu’ils ne fissent mouche.
Le Formidable arrivait juste derrière. Il s’employa à marteler la même zone de la poupe. Ses missiles, ses lances de l’enfer et sa mitraille faisaient scintiller les boucliers déjà affaiblis du cuirassé, qui flanchaient à mesure qu’ils amortissaient les coups. Mais l’ennemi était mieux préparé cette fois, et d’autres armes s’activèrent à son bord en même temps qu’il infléchissait sa trajectoire verticale ; il arrosa le Formidable de frappes et lui décocha une autre salve de missiles, qui se lancèrent aux trousses du croiseur de combat dès qu’il prit du champ.
Les yeux de Geary étaient rivés à son écran : il vit le cuirassé commencer à s’ébranler, tandis que d’autres armes entraient en action pour viser l’Inspiré, lequel se livrait à sa dernière, plus importante et plus périlleuse passe de tir.
Le croiseur de combat dépassa le cuirassé comme un bolide et arrosa son énorme unité de propulsion principale de coups répétés, quelques secondes seulement après que ses boucliers se furent effondrés et avant qu’ils ne puissent se reformer.
Geary sentit vibrer l’Inspiré, non seulement en raison du déchargement de ses propres armes, mais à cause des nombreuses frappes qui l’avaient secoué. Le vaisseau fit une lourde embardée quand quelque chose de massif – peut-être un missile, voire plus d’un – le heurta. Des alarmes retentirent et certaines zones de son écran vacillèrent, le temps que l’énergie soit automatiquement redirigée. Geary espérait seulement que son vaisseau n’avait pas été trop durement touché pour continuer à se focaliser sur le cuirassé : pour l’heure, ses senseurs, comme ceux des autres croiseurs de combat, regardaient derrière eux pour tenter d’évaluer les dommages infligés à l’ennemi.
« Il vaudrait mieux que nous l’ayons mis hors de combat, déclara Duellos, la voix tendue. J’ai perdu momentanément le contrôle des manœuvres de mon vaisseau et la moitié de sa propulsion principale. »
Geary entendait les divers observateurs de la passerelle énoncer les dommages consécutifs aux frappes. « Batteries un alpha et trois bêta de lances de l’enfer HS. Lance-missiles déconnectés. Perforations multiples à l’arrière du milieu de la coque. Tous les boucliers se sont effondrés mais sont en train de se réactiver avec l’apport d’énergie de secours. Encore à dix pour cent pour l’instant. Pertes humaines inconnues. »
Les rapports d’avarie de l’Implacable et du Formidable s’affichaient aussi. Tous deux avaient subi beaucoup moins de dommages que l’Inspiré, mais aucun n’était intact.