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Les débris des munitions qui avaient été tirées interféraient sans doute avec l’évaluation des dommages infligés au cuirassé, mais Geary se rendit compte que ses propulseurs de manœuvre s’activaient toujours à plein régime. « Qu’est-ce qu’il fabrique ? »

Duellos s’arracha l’espace d’une seconde à l’étude des avaries de son vaisseau. « Il est blessé. »

Le cuirassé continuait de culbuter cul par-dessus tête et se retournait très vite. « Ses contrôles de manœuvre sont enrayés, lâcha Geary. Minute ! Il oriente partiellement sa poupe dans notre direction. »

L’écran se réactualisa triomphalement et Geary se laissa retomber sur son siège en poussant un soupir de soulagement : « Merci, ô mes ancêtres ! On l’a eu. »

Les armes de l’Inspiré avaient infligé de monstrueux dommages aux unités de propulsion principales du cuirassé pendant qu’elles étaient provisoirement privées de la protection de leurs boucliers. Le bâtiment lourdement armé et blindé se trouvait dans l’incapacité de modifier son vecteur et tournoyait dans l’espace. Les impacts des frappes l’avaient légèrement dévié de sa trajectoire initiale, si bien qu’il allait désormais survoler de très peu les cargos de réfugiés au lieu de traverser par le milieu leur formation passablement relâchée.

Cela étant, le réduire au silence au moyen d’armes conventionnelles exigerait encore un bon bout de temps, mais… « Il ne peut plus manœuvrer. Disposez-vous de projecteurs de bombardement cinétique en état de marche, capitaine Duellos ? »

Normalement, un vaisseau était parfaitement capable d’esquiver les gros projectiles qu’on lui lançait. Les distances sont trop grandes dans l’espace et il n’était que trop aisé d’altérer légèrement la course d’un bâtiment de manière à ce que le « caillou » lui passe sous le nez sans faire aucun dégât. Il suffisait que le projectile le rate d’un mètre.

Mais le cuirassé, lui, en était désormais incapable. Il était comme verrouillé sur sa trajectoire, du moins jusqu’à ce que son équipage ait réussi à réparer ses systèmes de manœuvre, et Geary savait que les vaisseaux syndics n’avaient pas les mêmes capacités à s’autoréparer que ceux de l’Alliance. Loin s’en fallait. Aux yeux des CECH syndics, ce n’eût pas été « rentable ».

Bien sûr, ce n’étaient pas eux qui payaient le prix fort pour cette économie.

« D’un seul qu’on pourrait orienter vers la trajectoire du cuirassé, répondit Duellos.

— Activez-le dès que vous pourrez, ordonna Geary. Formidable et Implacable, procédez à un bombardement cinétique de l’ennemi. Tous les cailloux dont vous disposerez. Éliminez-le avant qu’ils n’aient réussi à réparer. »

Les croiseurs de combat entreprirent de cracher leurs projectiles. Ces armes d’une simplicité enfantine – des blocs de métal solide profilés pour traverser l’atmosphère des planètes ciblées lors de leur plongeon vers la surface – filèrent vers la trajectoire du cuirassé en dessinant un mortel arc de cercle métallique, visant la position qu’occuperait le cuirassé quand elles le télescoperaient.

En dépit de l’énergie libérée par la collision de massifs objets métalliques se déplaçant à des milliers de kilomètres par seconde et rencontrant un obstacle, le cuirassé aurait aisément encaissé quelques frappes. S’il avait pu dévier de sa trajectoire de seulement quelques secondes d’arc, il aurait sans doute esquivé la plupart de ces projectiles.

Les deux croiseurs lourds et les deux avisos qui lui collaient jusque-là aux basques s’en détachèrent subitement, soit parce qu’on leur avait ordonné de ne plus asservir leurs manœuvres à celles du cuirassé, soit parce qu’ils ne tenaient pas à mourir stupidement et avaient repris leur destin en main.

« Implacable et Formidable, abattez ces croiseurs lourds, ordonna Geary.

— Remettez vite fait nos systèmes de manœuvre en état ! » rugit Duellos, furieux de ne pouvoir prendre part au combat.

Des modules de survie commencèrent de s’échapper du cuirassé – son équipage cherchait à sauver sa peau : d’abord quelques-uns puis en masse, ses milliers de spatiaux se démenant pour survivre.

Un premier projectile fit mouche, puis un deuxième, arrachant de colossales étincelles à ceux des boucliers du cuirassé qui paraient les coups. Troisième frappe, puis deux autres encore : la dernière pénétra la protection pour heurter le blindage. Une volée d’une demi-douzaine d’autres le tamponnèrent successivement, déchirant son blindage et vaporisant d’entières sections de sa coque. L’un de ceux-là vint même heurter ses unités de propulsion principales déjà hors service, tandis qu’il continuait de tournoyer sur lui-même, impuissant.

Trois autres frappes et, en l’espace d’une seconde, le cuirassé se volatilisa : le cœur de son réacteur avait essuyé trop de dommages et s’était mis en surcharge.

Geary soupira, brusquement en proie à une lassitude qui le submergea, à la vue du nuage de gaz et de débris en expansion qui occupait à présent la place du cuirassé et allait bientôt s’ajouter aux innombrables épaves de vaisseaux de guerre détruits à Batara au cours du dernier siècle.

« Commandant, nous avons partiellement récupéré le contrôle des manœuvres ! »

Duellos crispa le poing et en racla le bras de son fauteuil de commandement, dans un éclat de fureur à peine réprimé. « Les croiseurs lourds et les avisos vont s’en tirer », dit-il à Geary.

Celui-ci prit la mesure de la fuite frénétique des escorteurs et des larges virages que le Formidable et l’Implacable, lancés à leurs trousses, devaient négocier dans l’espace, et il hocha la tête. « Vous avez raison. Nous ne pourrons pas les rattraper, sauf s’ils se retournent pour combattre. Réjouissez-vous plutôt, Roberto. L’Inspiré s’est joint à ses frères pour porter l’estocade.

— C’est vrai. » Duellos baissa les yeux en respirant lourdement comme s’il venait de piquer un sprint. « Mais ça nous a coûté cher. Les rapports d’avarie affluent encore. Ce n’est plus qu’un filet, mais j’ai perdu des gens. C’est cela le vrai motif de mon mécontentement.

— J’en suis navré.

— Je sais bien. Vous ne faites pas partie de ces fumiers qui se contentent de dire “c’est le prix de la victoire” en haussant les épaules. » Il consulta son écran du regard. « Et maintenant ? »

Geary l’imita. « Si nous cherchions à traquer ces escorteurs, nous pourrions bien être encore sur leurs traces dans une semaine, sans être pour autant plus près de les rattraper.

— Les avisos finiront par épuiser leurs cellules d’énergie, tout comme d’ailleurs les croiseurs lourds et nous aussi par la même occasion. Je vais me lancer et préconiser ce à quoi, selon moi, vous inclinez déjà. Si gratifiant qu’il serait d’achever ces vermines pour venger le Flèche, les traquer risque d’être un pénible coup d’épée dans l’eau, voire très exactement ce qu’ils cherchent. Je crois que nous devrions plutôt regagner le voisinage de l’amas des cargos pour réparer nos avaries, protéger le convoi et garder l’œil ouvert si d’aventure on nous réservait d’autres surprises. »

Geary consulta de nouveau les dommages dont avait souffert l’Inspiré et résista à la tentation de secouer la tête. Certaines réparations seraient hors de portée de l’équipage. L’Inspiré ne serait plus en état de livrer pleinement un combat tant qu’il n’aurait pas reçu les secours d’un auxiliaire ou d’un chantier spatial.