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À son arrivée à Adriana, Geary découvrit qu’un vaisseau estafette officiel avait émergé en son absence et stationnait près du portail de l’hypernet.

« Sans doute envoyé par le QG de la flotte, lui fit observer Duellos. Afin de lui apprendre au plus vite si vous avez nettoyé ce bazar ou si un désastre est survenu, pour qu’ils puissent vous en faire porter le chapeau séance tenante.

— Alors ne les faisons pas attendre », répondit Geary avant de transmettre son rapport. L’accusé de réception leur parvint au bout de quelques heures, adressé par le vaisseau estafette, puis ils le virent accélérer et emprunter le portail. Il n’avait manifestement attendu que leur retour.

Tout le monde à Adriana (sauf le général Sissons) semblait satisfait de l’heureux dénouement de la mission. Finalement, après avoir fait chaleureusement ses adieux au colonel Galland et lui avoir suggéré de se mettre en rapport avec lui si elle avait besoin de quelque chose, Geary ramena ses vaisseaux au portail de l’hypernet et reprit la route de Varandal.

« Puis-je me permettre d’entrer ? » demanda Geary, debout devant l’écoutille de la cabine de Duellos. L’isolement forcé du transit par l’hypernet lui avait laissé tout le temps d’arrêter une décision.

Duellos se leva et lui fit signe de franchir le seuil. « Quand vous voudrez, amiral. Est-ce une visite d’ordre personnel ou professionnel ?

— Les deux. » Geary prit un siège, à nouveau légèrement déstabilisé par la ressemblance frappante entre la cabine du commandant de l’Inspiré et la sienne sur l’Indomptable. Quelques souvenirs très intimes exceptés, cette cabine aurait très bien pu être celle de Tanya, compartiment que, pour éviter les ragots, il n’avait que rarement visité. Il attendit que Duellos se fût rassis à son bureau pour reprendre : « La propulsion principale de l’Inspiré a subi quelques sérieux dommages à Batara. Une fois à Varandal, il restera un bon moment hors service, le temps qu’on procède aux réparations. »

Duellos se carra dans son fauteuil et ses lèvres se tordirent en une moue mécontente. « J’aimerais pouvoir en disconvenir, mais cette prédiction est parfaitement exacte. La seule question, c’est combien de semaines exigeront ces réparations.

— Ce qui me mène au motif de ma visite : des conseils d’un ordre très personnel, Roberto. Rien d’officiel. L’Inspiré n’aura pas besoin de vous quand il sera à quai. J’aimerais que vous posiez une permission dès notre retour à Varandal, afin de rentrer chez vous pour y régler une question essentielle. »

Duellos mit un bon moment à répondre. « Tanya vous a parlé ?

— Elle m’a laissé entendre que vous affrontiez une situation délicate et, durant mon séjour à bord de l’Inspiré, je me suis rendu compte en votre compagnie que vous étiez dernièrement sur les nerfs. Ne vous méprenez pas. Votre commandement n’en a nullement souffert. Mais je vous sens sous pression.

— La situation n’est effectivement pas facile », répondit Duellos en soupirant. Il s’affaissa dans son fauteuil comme si ce gros soupir l’avait à moitié dégonflé. « Ma femme n’a pas tort. J’ai des responsabilités chez moi. Mon cœur va toujours à mon foyer. Mais…

— Parlez franchement.

— Je ne suis pas sûr que ça m’avancera. »

Geary baissa les yeux, se mordilla la lèvre puis les releva pour soutenir le regard de Duellos. « Mon second à bord du Merlon avait le même problème. Le capitaine de corvette Cara Decala. Elle adorait le Grand Noir, voyager entre les étoiles, visiter d’autres systèmes stellaires, tout ce que faisait la flotte. Son époux, lui, était très attaché à son foyer. Il n’aspirait nullement aux voyages intersidéraux et il aurait préféré que Cara reste elle aussi à la maison.

— Je vois. Plus ou moins ce qui m’arrive. Comment cela s’est-il terminé pour elle ? demanda Duellos.

— Je… n’en sais rien. Cara était censée partir en perme et rentrer chez elle pour en discuter avec son mari dès que le convoi que nous escortions serait arrivé à destination. Mais les Syndics nous ont attaqués à Grendel. J’ai dû lui ordonner de quitter le vaisseau quand il a été évacué. » Geary s’interrompit, le regard perdu, en se remémorant le chaos et les sirènes d’alarme qui avaient paru remplir l’univers tout entier quand le Merlon s’était comme désintégré autour de lui. Événement qui s’était sans doute produit un siècle plus tôt mais lui semblait encore tout frais. « À mon réveil, j’ai découvert qu’elle s’en était bien tirée et avait été recueillie, mais… qu’elle avait péri quelques années plus tard, au cours d’une autre bataille, à la tête de son propre vaisseau. Je n’ai jamais su si elle avait trouvé l’occasion de rentrer chez elle, de se rabibocher avec son mari, s’ils étaient encore unis en esprit, bien qu’éloignés physiquement, quand la fin est venue, ou s’ils étaient séparés dans tous les sens du terme. »

Le silence s’éternisa pendant une minute avant que Duellos ne réponde. « Je vois, répéta-t-il. On ne sait jamais quand se présentera le moment de saisir au vol l’occasion de faire ce qui est juste. Mais, amiral, tant que nous ne saurons pas ce qu’il adviendra de la flotte, je refuse de partir en permission. Vous avez besoin de nous tous.

— Je récupérerai Tanya à notre retour à Varandal.

— C’est vrai. Elle vaut plus à vos yeux que nous tous cumulés.

— Et je soupçonne votre épouse d’avoir davantage d’importance pour vous que la flotte ou moi », rétorqua Geary.

Duellos sourit. « C’est assez vrai.

— Partez en permission dès notre arrivée à Varandal. Rentrez chez vous. Parlez tous les deux. Quoi qu’il arrive, que ce soit ce que vous aurez décidé ensemble, pas ce que vous aurez laissé passivement se produire.

— Oui. Vous avez raison. Merci. » Geary se levant pour sortir, Duellos le fixa d’un œil impérieux. « Et si j’avais dit non ? M’auriez-vous ordonné de poser cette permission ?

— Oui. » Geary s’arrêta dans l’embrasure de l’écoutille et se retourna. « Vous avez déjà donné à la flotte et à l’Alliance une vie entière de sacrifices. J’espère vous voir revenir. Mais, si vous en décidez autrement, vous l’aurez amplement mérité.

— Merci », répéta Duellos.

Geary sortit. L’écoutille se referma derrière lui et il regagna lentement sa cabine, en s’arrêtant au passage pour bavarder avec quelques-uns des spatiaux qu’il croisait, les interroger sur leur famille, leur planète natale ou leur vie, en leur faisant comprendre qu’ils comptaient beaucoup à ses yeux et qu’il savait comme c’était important.

Parce qu’on ne sait jamais quand il sera trop tard pour dire ces choses-là.

« J’espère que vous ne vous attendez pas à ce qu’ils vous montrent de la reconnaissance », grommela Tanya Desjani alors qu’ils quittaient la soute des navettes de l’Indomptable, où, en uniforme impeccable et en formation joliment disposée, l’équipage était venu souhaiter la bienvenue à l’amiral Geary.

« Les gens de Batara ?

— Eux non plus. Mais je parlais du QG de la flotte. Ce n’est pas parce que vous les avez sortis du guêpier où ils s’étaient eux-mêmes fourrés qu’ils renonceront à vous tirer le tapis sous les pieds. »