Geary sourit. « Le QG de la flotte sera occupé pendant un bon moment à répondre aux questions du Sénat sur les raisons de la dégradation de la sécurité à Adriana. Je les ai peut-être tirés d’affaire, mais je n’ai pas assumé la responsabilité de leurs décisions. »
Ils arrivaient à la cabine de Geary et il fit signe à Tanya d’entrer, mais celle-ci hésita. « Je ne voudrais pas qu’on pense que nous nous livrons à une sieste crapuleuse dès votre retour.
— Oh ! » Elle marquait un point. Il avait déjà eu le plus grand mal à se retenir de l’étreindre en la voyant. « Restez devant l’écoutille, en ce cas.
— Merci pour cette mine déçue. » Elle s’adossa à la charnière, les bras croisés sur la poitrine. « Je croyais que vous teniez surtout à éviter la presse.
— C’est effectivement mon intention la plupart du temps », admit-il en s’asseyant. Il exultait à l’idée d’être enfin de retour là où il se sentait chez lui : à bord de l’Indomptable.
« Avez-vous une petite idée ce qu’a été la couverture des médias après votre conférence de presse à Adriana ? Et votre visite à l’orphelinat ? »
Geary souffla une longue goulée d’air puis se rejeta en arrière avec résignation. « Qu’en disaient-ils ?
— Pour la plupart, que ça ressemble bien à Black Jack. » La grimace de Geary lui arracha un sourire. « Dans le bon sens. Certains se demandaient même si vous n’alliez pas briguer un mandat officiel…
— Que mes ancêtres m’en préservent !
— … et d’autres évoquaient de plus sinistres ambitions, mais, en majeure partie, ils acclamaient le protecteur de l’Alliance.
— Ç’aurait pu être pire, fit Geary. J’aimerais assez que certaines personnes cessent de s’inquiéter de ce que fera autrui pour s’interroger plutôt sur ce qu’elles peuvent faire, elles. Je me suis demandé si me rendre à l’Académie d’Adriana était une bonne idée, ou si l’on n’allait pas m’accuser de me servir des enfants à des fins politiques.
— Oui, c’était nécessaire, affirma Desjani. Ces gosses sont en quelque sorte la conscience de l’Alliance. Trop d’entre nous, inquiets que nous sommes de voir nos propres enfants se retrouver dans une de ces académies, ne se mettent qu’un peu trop aisément à leur place. Vous avez très bien fait », insista-t-elle. Elle marqua une pause et lui sourit.
« Quoi ? finit-il par demander.
— Je vous ai regardé et entendu dans les bulletins d’information. Comme quoi nous allions rebâtir et construire un avenir meilleur parce que nous sommes ainsi faits, et je me suis dit : “J’aurais dû épouser cet homme parce que je ne pourrai jamais trouver mieux.” Puis je me suis souvenue que nous étions mariés. »
Il lui adressa un regard étonné. « Nous sommes en service.
— Eh bien… zut ! Effectivement. Même à moi il arrive de déraper quelquefois, amiral. » Elle lui fit un clin d’œil puis afficha une expression scrupuleusement professionnelle. « Avez-vous parlé avec le capitaine Geary depuis votre retour, amiral ?
— Non. Je tiens à m’adresser à elle en personne, pas par le truchement d’une ligne de com qui serait probablement écoutée nonobstant tous nos encryptages. Les voir revenir indemnes, ses vaisseaux et elle, m’a grandement soulagé.
— Sa mission n’était pas non plus une chasse au dahu. Sans doute était-elle en partie destinée à l’éloigner de Varandal, mais elle n’en était pas moins bien réelle. Il lui tarde de vous parler. » Elle le vit hésiter et eut un sourire torve. « Détendez-vous, c’est un entretien d’amiral à commandant, pas de grand-oncle à petite-nièce. »
Geary grogna. « Ma petite-nièce est plus âgée que moi biologiquement parlant, puisqu’elle n’a pas été congelée pendant un siècle, elle.
— Ce n’est pas ce qui vous dérange. Ce qui vous perturbe encore, c’est qu’elle a grandi dans la haine de ce Black Jack de légende qui a hanté la vie de tous les Geary pendant un siècle. Vous savez bien qu’elle pense différemment depuis qu’elle a appris à vous connaître. »
Il secoua la tête. « Je n’arrive pas moi-même à m’ôter de l’esprit que Michael, son frère, a probablement perdu la vie juste après que j’ai pris le commandement de la flotte. Je vois mal comment elle pourrait l’oublier. »
Desjani hocha tristement la tête. « Elle sait que Michael Geary a choisi de sacrifier son vaisseau et, peut-être, sa vie avec. Sincèrement, je ne crois pas qu’elle vous le reproche. Vous savez comme moi que Michael lui-même ne vous en blâmait pas. Cessez de battre votre coulpe. Nous ignorons combien de ses spatiaux ont survécu, et même s’il ne serait pas encore vivant. Pour l’instant, le capitaine Geary attend de vous parler, amiral.
— Merci », dit-il sur un ton destiné à bien lui faire comprendre qu’il ne la remerciait pas seulement de ses dernières paroles.
Il tapa sur une touche et vit Jane Geary lui apparaître presque aussitôt. Comme d’habitude, il ne put s’empêcher de lui chercher des ressemblances avec son propre frère, le grand-père de Jane, décédé depuis belle lurette. « Bienvenue, amiral.
— Bienvenue à vous aussi.
— Je vous fournirai plus tard, en personne, un rapport circonstancié, poursuivit Jane, mais, pour résumer, mes vaisseaux ont rapatrié environ trente mille prisonniers de guerre de l’Alliance, pour la plupart des gens d’un âge avancé dont la détention remontait à la période médiane de la guerre.
— Vous n’avez pas rencontré de problèmes ? Les Syndics ont-ils coopéré à la remise des prisonniers ?
— Oui, amiral. » Jane eut un faible sourire. « Pour eux, c’était à classer dans les profits et pertes. Quelques CECH d’un système syndic avaient rassemblé tous les prisonniers de guerre dans un seul camp pour nous les remettre, afin de boucler ensuite, par mesure d’économie, tous les autres camps qu’ils contrôlaient. J’ai eu l’impression que, de peur de les voir entrer en rébellion, le gouvernement central syndic accordait davantage d’autonomie à de nombreux systèmes stellaires. »
Tanya hocha encore la tête. « S’ajoutant à ce dont le capitaine Geary a fait l’expérience, le lieutenant Iger a reçu un rapport, qui se trouve d’ailleurs dans votre boîte de réception, selon lequel les services de la sécurité interne syndic épouseraient ce mouvement, parce qu’un système stellaire contrôlé de manière plus laxiste, mais qui resterait intact et prêt à mobiliser tout l’appareil du SSI, serait pour eux plus avantageux qu’un système rebelle où tous leurs agents auraient été massacrés par les autochtones.
— Si pour une fois ils raisonnent à long terme, ce pourrait être de bonne politique, leur dit Geary.
— Alors il faut espérer que ça ne durera pas », fit Jane Geary d’une voix soudain plus âpre, où perçait une vieille haine des Syndics, engendrée par un siècle de guerre et encore renforcée par leur comportement récent. Elle fit la grimace. « Le capitaine Michael Geary ne faisait pas partie des prisonniers de guerre.
— J’en suis désolé. » C’était une réflexion singulièrement déplacée, mais il n’avait rien trouvé d’autre à dire.
Jane Geary opina, mais l’ombre d’une émotion passa sur son visage. « À en juger par la façon dont les Syndics se sont conduits dernièrement avec nous, dans la plupart des cas et en dépit du traité de paix, si Michael a été fait prisonnier après la destruction de son vaisseau, ils gardent sûrement cet atout dans leur manche. Avez-vous… appris quelque chose ? »
À sa manière de formuler la question, Geary comprit que Jane ne faisait pas allusion à des comptes rendus officiels ni à rien d’approchant. « Nos ancêtres ne m’en ont pas parlé. Cela étant, je n’ai pas non plus décelé un seul message de Michael parmi eux. » La conclusion qu’on en pouvait tirer était au mieux ambiguë, mais n’était-ce pas vrai de tous les messages des ancêtres ?