« Moi non plus. » Jane fronça les sourcils, prenant brusquement conscience que la conversation virait vers des sujets personnels qu’il valait mieux aborder en tête à tête. « Je n’ai rien d’autre pour l’instant, amiral.
— Retrouvons-nous demain, proposa Geary. Ça fait toujours plaisir de vous revoir. »
L’image de Jane s’effaçant, Tanya, sentant le désarroi de Geary, sauta du coq à l’âne. « J’ai cru comprendre que Robert Duellos partait en permission de longue durée. »
Geary opina, soulagé de se retrouver en terrain plus solide. « L’Inspiré va devoir rester un bon moment à quai, le temps qu’on procède aux réparations de ses unités de propulsion principales et à la remise en état de sa coque endommagée. Roberto n’avait plus aucune raison professionnelle de s’attarder ici, et je lui ai donc suggéré de rentrer chez lui pour parler à son épouse, en lui faisant comprendre qu’ils devaient prendre de conserve certaines décisions, faute de quoi il leur faudrait les prendre seuls avant longtemps. »
Desjani l’étudia attentivement. « Vous avez aussi cogité, n’est-ce pas ?
— Oui, Tanya. D’une certaine façon, notre propre séparation a eu ses bons côtés.
— Quoi ?
— Ce que je veux dire, c’est que ça m’est difficile de réfléchir quand vous êtes là. Vous me distrayez, vous exigez toute mon attention et… »
Elle se redressa et décroisa les bras, bien loin brusquement de sa posture détendue. « J’exige ? »
La température de la cabine donna soudain l’impression d’être tombée de plusieurs degrés. « Vous comprenez très bien ce que je veux dire…
— Non. Non, je ne comprends pas. »
Geary se leva et fit un geste apaisant. « Alors, laisse-moi te l’expliquer. Quand tu es près de moi, je n’ai pas besoin de me demander pourquoi je suis là. Tu fournis toutes les réponses par ta seule présence. Tu es toutes mes raisons d’être.
— Oh, s’il te plaît !
— Je suis sérieux ! » Il montra l’écran des étoiles d’un large moulinet du bras. « Mais tu n’étais pas là-bas. J’ai dû y réfléchir. Je savais ce que je pouvais faire, mais que devais-je faire… ? J’avais l’impression grandissante que la réponse allait me venir tôt ou tard, mais, lors de cette réunion avec les autorités d’Adriana et les autres commandants de vaisseaux de l’Alliance dans le système, j’ai trouvé un début de réponse. J’ai plus mûrement réfléchi, j’ai parlé à mes ancêtres et je crois tenir maintenant la réponse. »
L’hostilité de Tanya se dissipa, cédant la place à de la curiosité. « Et… quelle est-elle ? »
Geary se rassit et fixa ses mains posées sur ses cuisses en fronçant les sourcils. Il cherchait les mots justes. « Nous croyons que les Danseurs voient en l’univers un immense motif, que tout pour eux obéit à ce motif et que toutes leurs actions n’ont d’autre but que de l’ajuster et le renforcer. Se pourrait-il qu’il existe une vérité que nous autres êtres humains ne voyons pas ? Quelle sorte de motif ai-je envie de voir se réaliser et s’affermir ? Celui de l’humanité était peut-être en train de s’effilocher, réduit en lambeaux par ses agissements, la guerre et le sabotage clandestin des Énigmas. Peut-être puis-je contribuer à son ravaudage. Peut-être ne m’a-t-on accordé ce don d’influer sur les événements que pour contribuer à sa consolidation. »
Tanya secoua la tête en souriant. « Combien de fois t’ai-je dit exactement la même chose ?
— Tu ne m’as jamais parlé de la place que j’occupais dans un motif.
— D’accord, je n’ai peut-être pas employé exactement les mêmes termes pour te dire exactement la même chose, mais ça revient au même. Il faut croire que mon absence prolongée t’a donné enfin le temps de m’écouter au lieu d’être… euh… distrait par ma présence. »
Geary soupira. « Je ne disais pas “distrait” dans le mauvais sens.
— Vous savez quoi, amiral ? Je vais vous épargner la poursuite de cette conversation. Restons-en là.
— Merci. » Il déplaça les mains comme pour esquisser une forme. « C’est ce que j’ai décidé de faire à Adriana et Batara. Faire mon possible pour affermir ce que je croyais être le meilleur motif. J’en ai retiré une très grande assurance, parce que j’ai enfin pu me focaliser sur autre chose que les erreurs que je risquais de commettre. Sans doute vais-je me retrouver sur le gril pour avoir parlé si librement à la presse et excédé la lettre de mes ordres, mais on m’avait demandé de régler le problème des réfugiés et j’ai fait de mon mieux pour le résoudre sur le long terme et repartir en laissant la sécurité de l’Alliance dans la région en bien meilleur état. Et en plantant aussi, à Batara et Adriana, quelques graines qui devraient porter leurs fruits à longue échéance et améliorer le sort de tout le monde dans cette région de l’espace. »
Tanya opina. Elle souriait toujours. « Et vous avez aussi désamorcé pas mal de mines. De sorte que ça me va parfaitement.
— Y a-t-il autre chose que je devrais savoir, qui ne figurerait pas dans les comptes rendus officiels et qu’on ne pourrait pas non plus m’apprendre par les canaux prétendument sécurisés ?
— Oui. » Le sourire de Tanya s’effaça. « Vous avez reçu un message de cette femme. Il est arrivé avant-hier. »
Le ton de Tanya le fit sourciller. Il s’efforça de deviner ce qui le sous-tendait. En vain. « Je vais le consulter…
— Pas besoin. Il n’était destiné qu’à vous seul et hermétiquement scellé, mais il s’est ouvert pour moi malgré tout. » Desjani ne se donna pas la peine d’ajouter ce qu’ils savaient tous les deux : Rione l’avait certainement entendu ainsi. « Le message ne comportait qu’un seul mot et c’était disparu.
— Un seul mot avait disparu ? demanda Geary, décontenancé.
— Non, répéta patiemment Tanya. Le message ne consistait qu’en un seul mot, et ce mot était “Disparu”. »
Ça ne pouvait signifier qu’une seule chose. « Son mari ?
— Ouais.
— On était censé lever son blocage mental ! glapit Geary, soudain pris de colère. Réparer les dommages mentaux et affectifs qu’il avait provoqués !
— Peut-être est-ce fait, mais, où qu’on y ait procédé, cette femme n’arrive pas à le retrouver.
— Si Rione elle-même n’y parvient pas… marmonna Geary.
— Ouais, répéta Desjani. Je ne peux pas la souffrir, mais je ne la sous-estime pas. Son époux doit être très, très bien caché. »
Et, avec lui, tous les secrets qu’il connaissait sur un projet de guerre biologique échafaudé par l’Alliance, programme qui risquait, au bas mot, d’embarrasser quelques hauts dirigeants et de leur valoir une inculpation pour crime de guerre. « Unité Suppléante ! lâcha Geary, fou de rage.
— Unité Suppléante ? Je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai entendu cette blague. » Desjani fit la grimace. « Mais, si cette planète existait réellement, ce serait effectivement une bonne cachette. Pour lui comme pour l’amiral Bloch.
— Toujours aucune nouvelle de Bloch ?
— Aucune. C’est comme s’il avait disparu de la Galaxie, largué par un sas dans l’espace du saut. » Elle avait l’air pensive. « M’étonnerait malgré tout qu’on ait eu cette chance.
— Je ne suis pas sûr que je souhaiterais un tel sort à quelqu’un, fût-ce à Bloch, déclara Geary en s’efforçant de réprimer un frisson à l’évocation d’un quidam perdu corps et âme dans cette grisaille infinie.