— C’est possible. Nous ne savons absolument pas depuis quand les deux espèces sont en contact. Mais le système des Énigmas n’est pas instantané et ne semble pas capable de transmettre beaucoup de données ni de détails. »
Desjani opina. « Exactement. Les Danseurs ne savent peut-être pas eux-mêmes quel est le problème. Peut-être ont-ils reçu un message leur intimant de foncer à Durnan, puis un second dont la teneur les a inquiétés mais sans leur exposer précisément la nature du problème.
— C’est possible, répéta Geary. Mais nous ne savons pas si c’est vrai.
— Si ça l’est, alors je peux prophétiser que nous n’allons pas tarder à recevoir une transmission des Danseurs nous annonçant qu’ils rentrent chez eux. »
Six heures ne s’étaient pas écoulées que la prédiction de Desjani se réalisait.
« Les Danseurs veulent partir, rapporta Charban. Très bientôt. Ils tiennent à ce que nous les escortions jusqu’à Midway en empruntant l’hypernet syndic. Je suis pratiquement certain qu’ils nous y feront leurs adieux et poursuivront seuls leur route. »
Oh, magnifique ! Geary fixa d’un œil amer la représentation des vaisseaux des Danseurs sur son écran. Voilà où j’en suis réduit : à lire la dernière directive du gouvernement m’ordonnant de persuader les Danseurs de visiter la capitale de l’Alliance à Unité, tandis que ceux-ci préfèrent nous quitter sans daigner s’y rendre. Et, ce matin même, j’ai reçu un message m’informant qu’une équipe officielle d’experts ès communications avec les extraterrestres arrive à Varandal pour reprendre le flambeau de l’interprétariat, mais pas avant deux semaines au plus tôt.
Charban concluait : « Je vais tâcher de découvrir ce qu’ils entendant par “bientôt”. Charban, terminé. »
Traverser de nouveau le territoire des Syndics. Emprunter de nouveau leur hypernet, qui risquait d’être trafiqué par le gouvernement de l’ex-ennemi, tous ses portails bloqués. Passer par des systèmes stellaires gouvernés par des gens qui avaient sans doute signé un traité de paix avec l’Alliance mais n’en menaient pas moins une guerre larvée contre elle. Les Syndics avaient largement administré la preuve qu’ils comptaient bien continuer à détruire autant de vaisseaux de guerre de l’Alliance qu’ils en auraient l’occasion, et que les rapports amicaux qu’elle avait établis avec les Danseurs ne faisaient pas leur bonheur : si d’aventure les émissaires de cette espèce extraterrestre étaient victimes d’« accidents » lors de leur traversée de l’espace syndic, ces rapports amicaux risquaient fort d’être rompus. « Tanya ? On a un problème. »
Desjani était dans sa cabine, toutes ses lumières tamisées sauf celle de sa table de travail. « Lequel, cette fois ?
— Nous allons devoir repartir très vite pour raccompagner les Danseurs jusqu’à Midway.
— Il faut croire que les vivantes étoiles ont décidé de faire pleuvoir sur nous d’autres bénédictions, laissa-t-elle tomber. Très vite ? Impossible de préparer la flotte à un tel voyage en un si bref délai.
— Je sais. Combien de vaisseaux pourrions-nous embarquer ? »
Tanya écarta les mains. « Vous venez de le dire. Très vite. Autant de croiseurs de combat que nous pourrions préparer et assez de croiseurs légers et de destroyers correspondants. On pourrait cannibaliser les cellules d’énergie des vaisseaux qui resteront à Varandal pour surcharger ceux qui partiront. Si nous disposions de quelques jours de plus pour travailler, ce serait la meilleure solution. »
Geary y réfléchit, afficha les rapports de situation de ces vaisseaux puis jura sotto voce en se rappelant qu’ils étaient tous gonflés. Il allait devoir demander à chacun de ses commandants de lui transmettre un inventaire exact. « Vous avez raison, je crois. Il faudra traverser au plus vite l’espace syndic. Y pénétrer et en ressortir avant que le gouvernement de Prime ne s’en rende compte et ne nous interdise l’accès aux portails. C’est faisable, selon vous ?
— Je vais demander à mes officiers de faire les calculs, mais ça devrait être possible. On empruntera le portail syndic d’Indras. Indras est bien plus près de Prime que de Midway, mais c’est d’autant mieux puisque, par l’hypernet, les plus courts transits prennent moins de temps que les plus longs. Pourvu que nous puissions emprunter celui de Midway pour rentrer chez nous avant que les Syndics ne le bloquent, nous serons à l’abri.
— Autant qu’on peut l’être dans l’espace syndic, la corrigea Geary. Les Syndics ne devraient pas avoir le temps de nous tendre de bien méchantes embuscades. »
Si elles n’étaient pas déjà tendues.
Au moins disposerait-il d’un peu plus de temps pour préparer ses vaisseaux à cette opération.
« Tout de suite », affirma Charban. Le Diamant avait poursuivi sa course vers l’intérieur du système et ne se trouvait plus qu’à deux minutes-lumière de l’Indomptable, permettant ainsi la tenue d’une véritable conversation, même si le délai entre question et réponse s’étirait encore de manière exaspérante. « Les Danseurs affirment qu’ils doivent partir illico. »
Quatorze
« Mais que signifie exactement “illico” pour eux ? demanda Geary, espérant une définition plus ou moins ambiguë.
— Maintenant, séance tenante, sur-le-champ, partir, souligna Charban quand sa réponse leur parvint quelques minutes plus tard. C’est très exactement le message que m’ont communiqué les Danseurs quand je leur ai posé la question. Je leur ai aussi demandé ce qui se passerait si nous ne venions pas, et ils m’ont répondu nous, partir. C’est quasiment un ultimatum. Soit nous les accompagnons, soit ils partent seuls.
— Ils bluffent sûrement ! Procéder jusque chez eux par sauts successifs prendrait une éternité.
— Il se pourrait, admit Charban. Je ne parierais jamais avec un Danseur, parce que, dans le meilleur des cas, je suis incapable de déchiffrer ses émotions. Mais nous ne pouvons pas non plus exclure la possibilité qu’ils disposent, s’agissant de la progression par sauts successifs, de techniques qui nous restent inconnues. Ni l’hypothèse qu’ils seraient capables d’endurer de plus longues périodes que nous autres humains dans l’espace du saut. Ils ont atteint Durnan il y a très, très longtemps. »
Et, si les Danseurs rentraient chez eux sans escorte, laissant ainsi l’Alliance dans l’incapacité de savoir s’ils avaient traversé l’espace syndic en un seul morceau, le prix à payer serait infernal. « J’ai besoin d’au moins douze heures pour former un détachement, insista Geary. C’est le plus bref délai tenable. Il me faut réunir une force suffisante pour les protéger et se protéger elle-même contre toutes les menaces que nous pourrions rencontrer en chemin. Transmettez-leur cela. Douze heures. Ont-ils répondu à notre proposition de les faire accompagner jusque chez eux d’un vaisseau abritant nos représentants ? »
Quand la réponse lui parvint, Charban se massait la tête à deux mains comme pour chasser une migraine. « Pas encore. Ils ne disent pas non, mais ils ne disent pas oui non plus. Pas encore. »
Que pouvait bien vouloir dire « pas encore » pour un Danseur ? Même quand on a affaire à un être humain, ça peut signifier un délai de plusieurs minutes, heures, jours et même années. Pourtant, ils n’avaient eu aucune peine à faire comprendre ce qu’ils entendaient exactement par « illico ». « Le gouvernement ne va sans doute pas apprécier, mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire pour les inciter à revenir sur leur décision. Quoi qu’il en soit, le vaisseau qui achemine à Varandal l’équipe de spécialistes des liaisons avec les extraterrestres n’y arrivera au mieux que dans près de deux semaines. Quels émissaires chargeriez-vous de nous représenter ?