— Je leur ai suggéré le docteur Schwartz et ma propre personne. Je leur ai aussi demandé qui d’autre ils accepteraient. » Charban sourit. « Pas encore.
— Et cette histoire d’“effilochage” ? Est-ce lié en quelque façon à leur brusque désir de partir illico ?
— Ils n’en disent rien. »
Geary sentit à son tour poindre une migraine. « Général, force m’est de reconnaître que, si je devais moi-même traiter avec les Danseurs, j’aurais le plus grand mal à ne pas me fâcher très, très fort contre eux. Je sais bien qu’ils ne raisonnent pas comme nous, mais je crois aussi que vous ne vous trompiez pas en affirmant qu’ils nous font des cachotteries. »
Charban opina en soupirant. « Malgré tout, je suis certain qu’ils nous veulent du bien. Peut-être nous traitent-ils exactement comme ils traitent leurs semblables. Je n’en sais rien. Je ne peux pas non plus me permettre de me fâcher contre eux parce que ça compromettrait ma capacité à en apprendre davantage. J’ai appris que le seul moyen de préserver mon équilibre mental quand j’ai affaire à eux était de m’en tenir à une approche contemplative, en procédant en temps voulu à une certaine automédication et en me rappelant fréquemment de reposer la vieille dame. »
Geary fixa l’image de Charban. « La vieille dame ?
— Vous ne connaissez pas l’histoire ? Elle ne date pas d’hier. » Charban s’interrompit un instant pour réfléchir. « Deux hommes traversent une ville aux rues boueuses. Ils arrivent près d’une vieille femme qui vient de faire ses courses et cherche à s’extraire de son véhicule pour poser le pied sur le trottoir. Mais tous ceux qui s’efforcent de l’aider ont eux aussi les mains pleines de paquets et ils risquent de les salir s’ils les posent par terre pour lui éviter de se souiller de gadoue. Ils restent donc plantés là tandis que la vieille dame leur crie dessus. Un des deux voyageurs s’approche d’elle et l’aide à gagner le trottoir. Elle ne l’en remercie pas et s’éloigne en tapant des pieds, suivie par ses autres chevaliers servants, pendant que les deux voyageurs poursuivent leur route. L’ami de celui qui l’a assistée se demande toute l’après-midi pourquoi l’autre a porté secours à quelqu’un d’aussi mal élevé et, alors qu’ils font halte pour la nuit, il finit par lui poser la question : “Pourquoi as-tu aidé cette vieille bourrique ?” Son compagnon le dévisage avec étonnement et lui répond : “J’ai reposé cette vieille dame ce matin. Pourquoi continues-tu à la porter ?”
» Je dois me conduire ainsi avec les Danseurs. Laisser derrière moi tout ce qui pourrait me frustrer ou me mettre en colère, et aborder tous nos échanges sans me charger de tels bagages. »
Geary éclata de rire en dépit de ses soucis. « Vous êtes meilleur que moi, général. Pondez-moi un rapport détaillé de vos conversations avec les Danseurs depuis votre retour à Varandal. Il devra rester ici et n’être transmis au gouvernement et au QG de la flotte qu’après notre départ, afin qu’on ne puisse pas m’accuser d’avoir kidnappé les Danseurs. Douze heures. Dites-leur bien. Davantage si vous pouvez. Mais au moins douze heures.
— Entendu, amiral. »
De dépit, Geary se racla le crâne du poing puis vérifia comment avançaient les préparatifs frénétiques de la flotte à cette mission imprévue. Il appela le capitaine Smyth sur l’auxiliaire Tanuki. « Quelles sont les chances pour que l’Inspiré soit prêt dans douze heures ?
— Aucune, répondit Smyth. Nous ne pourrions pas achever les travaux en ce bref laps de temps, et encore moins les finitions.
— Ne me restera donc plus que treize croiseurs de combat.
— Douze, rectifia Smyth. Je me suis penché avec l’amiral Timbal sur le statut de l’Intempérant et il ne sera pas non plus possible de le préparer. La moitié de ses systèmes sont éventrés et en cours de remplacement. Dans la mesure où nous donnons la priorité à la remise en état des autres croiseurs de combat et que vous n’avez pas trop cabossé l’Implacable et le Formidable pendant votre dernière balade, les douze autres devraient tenir le coup. Mais voyez l’Adroit. Ses systèmes sont tous à “évolution intelligente”, ce qui est le dernier mot qu’emploient les bureaucrates pour désigner leurs écorniflures de grippe-sous. Ils sont pratiquement neufs, mais je ne me fie pas à eux.
— Où en est notre situation, financièrement parlant ?
— Oh, de ce côté-là, ça va. Il s’agit d’une urgence. On peut dépenser tant qu’on veut et laisser les autorités supérieures se débrouiller pour payer la facture. Autre chose, amiral. Je sais que vous avez l’intention d’embarquer croiseurs légers, destroyers et autres escorteurs, mais, d’un point de vue purement logistique, il ne serait pas mauvais de prendre aussi quelques croiseurs lourds. Leur accélération leur permet de rivaliser avec des croiseurs de combat et leur endurance est supérieure à celle de vaisseaux plus petits, mais ils peuvent aussi stocker des cellules d’énergie supplémentaires, assez pour ravitailler les destroyers quand les leurs seront à plat.
— Merci. Excellent conseil. Faites-moi savoir si d’autres problèmes se présentent. Avez-vous autorisé le lieutenant Jamenson à jeter un coup d’œil aux communications des Danseurs ?
— Pour quoi faire ? s’enquit Smyth, l’air sincèrement surpris pour une fois.
— Parce que le général Charban les soupçonne de ne pas tout nous dire et de… euh… d’esquiver comme en dansant les questions qu’on leur pose.
— Ils cherchent à nous embrouiller ? » Le regard de Smyth se fit intrigué. « C’est exactement dans les cordes de Shamrock. »
Geary voyait quasiment les rouages tourner dans la tête de Smyth. Le talent qu’avait Jamenson pour pondre des rapports précis et complets mais pratiquement incompréhensibles, comme de dénicher la vérité dans des documents que d’autres s’étaient efforcés d’écrire en brouillant les pistes, était aux yeux de Smyth d’une valeur inestimable. Mais cette valeur serait encore infiniment rehaussée si Jamenson parvenait à débrouiller les communications avec les Danseurs. Même si elle ne continuait pas à travailler pour Smyth, elle resterait certainement ouverte à des demandes de services très importants, voire très profitables.
« Aimeriez-vous m’emprunter le lieutenant Jamenson le temps de cette mission ? demanda Smyth le plus candidement du monde. Compte tenu de son extrême importance. »
Geary feignit une légère réticence. « Mais ce qu’elle fait pour vous ne l’est pas moins.
— Quelques semaines de retard n’y changeront pas grand-chose, et toute l’humanité en profitera !
— Je ne vous savais pas un tel humaniste, répondit Geary en se rappelant pour la énième fois le sens que les Syndics donnaient au mot “humanitaire”.
— J’ai la réputation d’être toujours très surprenant, déclara Smyth avec un sourire déconcertant.
— Mais pas pour moi, capitaine, répondit Geary. Je ne suis nullement surpris.
— Bien sûr que non, amiral. »
Quand il lui expliqua qu’il laissait les cuirassés sur place et lui confiait à nouveau le commandement intérimaire de la flotte, Jane Geary ne disputa pas de la logique de l’argument. « Mais soyez prudent. L’espace syndic est une véritable fosse aux serpents.