— Il faudrait tout de même qu’elle dorme un peu…
— Dormir ? Dans la flotte ? C’est pour les mauviettes, ça, pas vrai, les gars ? lança Desjani à la cantonade.
— Oui, commandant ! répondit la passerelle à l’unisson.
— Il m’arrive parfois de me demander si vous plaisantez ou si vous êtes sérieuse », avoua Geary.
Desjani se pencha plus près et baissa la voix. « Eux aussi, parfois », murmura-t-elle.
L’espace du saut n’a jamais été un séjour bien reposant. On peut sans doute y trouver physiquement le sommeil, mais, plus on séjourne là où les hommes n’ont pas leur place, plus il devient difficile de se détendre mentalement. Comme le dit le vieil adage, plus longtemps on saute et plus on tressaute. S’agissant de Geary, le pire, d’habitude, était encore cette sensation de démangeaison, croissant jour après jour, comme si sa peau était mal ajustée.
Mais, cette fois, ce fut encore pire à tous égards, de manière à la fois infime et indéfinissable. Le seul symptôme qu’il réussissait à identifier était ces rêves, plus étranges encore que d’habitude puisqu’il fit toujours le même, de façon récurrente, durant le transit pour Atalia.
Il rêvait qu’il se retrouvait tout seul dans l’espace du saut, cerné par le néant de grisaille qui saturait ce lieu, quel qu’il fût en réalité. La panique commençait à le prendre, mais les lumières surgirent avant qu’elle n’eût eu le temps de le submerger.
Nul ne savait ce qu’étaient ces lumières qui y apparaissaient aléatoirement. Les théories scientifiques abondaient sans doute, mais toutes brillaient par leur absence de preuves formelles. Les hypothèses métaphysiques, elles, étaient sans doute moins nombreuses, mais tout aussi difficiles à étayer ou à démentir. La grande majorité des spatiaux les croyaient liées à leurs ancêtres et aux vivantes étoiles. Cela étant, ce qu’elles étaient ou signifiaient exactement restait tout aussi mystérieux aux croyants qu’aux incroyants.
Quand Geary s’était réveillé de son sommeil de survie d’un siècle, on lui avait appris que beaucoup croyaient qu’il avait passé toutes ces décennies parmi les vivantes étoiles, en communion avec ses ancêtres. Il aurait bien aimé pouvoir le nier catégoriquement, mais, dans la mesure où il ne gardait aucun souvenir de la période qu’il avait passée congelé dans l’espace, il en était incapable.
Et voici qu’elles lui apparaissaient dans ses rêves, ces lumières énigmatiques, alors qu’il dérivait tout seul dans l’espace du saut en luttant contre la panique. Mais elles n’étaient pas isolées. Elles se regroupaient en amas, clignotaient, s’allumaient et s’éteignaient en donnant l’impression de former une image. Un motif. Et, là… il se réveillait, les yeux braqués sur le plafond enténébré de sa cabine avec l’impression qu’il avait quasiment touché du doigt quelque chose d’important, quelque chose qui s’était évanoui en l’espace d’une seconde, ne laissant que les souvenirs d’un rêve qui lui restait parfaitement incompréhensible.
Geary accueillit leur émergence de l’espace du saut et leur arrivée à Atalia avec un soulagement plus vif que d’ordinaire. Comme l’avait dit le lieutenant Iger, Atalia n’avait guère changé. À l’instar de Batara, ç’avait été un système stellaire frontalier pour lequel on s’était durement battu pendant la guerre. Un des premiers aussi à se révolter contre les Syndics et à très vite requérir la protection de l’Alliance.
Toutefois, une Alliance déjà si réticente à financer la protection de son propre territoire, maintenant que la guerre était finie, voyait mal l’intérêt d’assumer cette responsabilité pour un système stellaire maintes fois pilonné et qui, récemment encore, faisait partie du territoire ennemi. Elle n’avait donc consacré à la défense d’Atalia qu’un unique vaisseau estafette posté près du point de saut pour Varandal. Si Atalia était attaqué, l’Alliance le saurait.
Mais elle n’avait nullement promis de réagir.
« Nous ne faisons que traverser le système, annonça Geary à l’équipage de l’estafette. Nous serons bientôt de retour. »
Il adressa un message identique au gouvernement d’Atalia, qui, en théorie du moins, n’avait pas à prouver ni à désapprouver le transit d’un détachement de l’Alliance par son système. En pratique, Atalia ne ferait rien pour offenser l’Alliance et, y voyant un moyen de dissuasion contre les tentatives du gouvernement central syndic pour en reprendre le contrôle, il avait au contraire toujours accueilli avec bienveillance la présence répétée de ses vaisseaux.
Depuis Atalia, le détachement devait sauter à Kalixa puis traverser ce système autrefois doté d’un portail de l’hypernet. Mais les Énigmas avaient provoqué son effondrement et éliminé toute présence humaine de Kalixa en transformant sa principale planète naguère habitable en un monde de ruines, dans l’espoir que les Syndics accuseraient l’Alliance de cette atrocité et, en représailles, entreprendraient à leur tour de faire s’effondrer ses portails. Leur plan avait bien failli marcher.
Geary fit traverser aussi vite que possible Kalixa à son détachement. Les vaisseaux des Danseurs restaient à proximité sans se livrer à leurs habituelles et imprévisibles pointes de vitesse, ni se tourner autour en un gracieux ballet qui leur avait d’ailleurs valu leur surnom. Geary se demanda si ce système dévasté n’était pas une sorte de souillure dans les motifs qu’affectionnaient les Danseurs, une talure qui les déstabilisait, mais les questions que leur posa Charban à cet égard ne donnèrent lieu qu’à des réponses incompréhensibles aux humains.
De Kalixa, ils sautèrent enfin vers une étoile encore contrôlée par les Syndics (du moins aux dernières nouvelles). Indras était passablement riche et opulent pour un système stellaire syndic, et suffisamment éloigné de l’espace de l’Alliance pour n’avoir subi que des dommages relativement réduits pendant la guerre. En outre, il était doté du portail de l’hypernet syndic en état de marche dont Geary avait besoin.
Les quelques petits bâtiments de guerre syndics présents évitaient prudemment de s’approcher des siens pour le traverser à toute vitesse sur la trajectoire la plus directe vers le portail. Ces deux croiseurs légers et ces cinq avisos, présentant encore les cicatrices de récents combats, ne semblaient nullement pressés d’affronter le détachement de l’Alliance. Mais le CECH du système était moins circonspect.
« Nous devons protester contre cette violation de l’espace des Mondes syndiqués par une expédition armée de l’Alliance », déclara le CECH Yamada. Avec son complet à la coupe impeccable, sa coiffure sans faux pli et ses mimiques mille fois pratiquées destinées à masquer toute émotion, Yamada ressemblait à tous les CECH qu’avait rencontrés Geary. À en juger par son embonpoint et autres signes extérieurs de richesse, il n’avait pas dû beaucoup souffrir de la guerre. « Cessez immédiatement toute action hostile contre les Mondes syndiqués et quittez leur territoire séance tenante. Pour le peuple, Yamada, terminé.
— Ouais. Alors il est pour le peuple, hein ? persifla Desjani. Allez-vous prendre la peine de lui répondre ?
— Seulement dans le cadre des procédures légales standard. Mais pas tout de suite. Et, visiblement, j’aurais dû être informé de certains rapports du renseignement.
— Au sujet d’Indras ? Pourquoi ne vous a-t-on pas briefé avant notre arrivée ?
— Demandez-le à ceux qui pondent les règles gérant la communauté des agents du renseignement. Ils sont sans doute les seuls à comprendre leur logique. »
Quelques heures plus tard, le lieutenant Iger venait informer Geary dans sa cabine. « Merci d’en prendre le temps, amiral. » Il afficha les images d’individus, de systèmes stellaires et de différentes entreprises commerciales, tous reliés par des fils de couleur différente. « Voici la meilleure représentation dont nous disposions à ce jour des opérations clandestines menées par les Syndics contre l’Alliance et leurs propres systèmes rebelles dans cette région. »