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Geary distinguait les identifiants des vaisseaux qui accéléraient dans leur direction. L’Illustre. Évidemment. Le capitaine Badaya serait nécessairement le plus incontrôlable dans une telle situation. Mais Geary ne se serait pas attendu à voir le commandant Parr de l’Admirable marcher sur ses brisées, et l’Implacable, ainsi que l’Intempérant, étaient en train de les rejoindre. Le nouvel Invulnérable avait aussi quitté sa position comme s’il avait décidé de s’allier à l’Illustre et à l’Admirable, les deux autres croiseurs de combat de sa division, mais il avait à peine accéléré, comme s’il cherchait à la fois à obéir aux ordres en restant en place et à se joindre aux autres vaisseaux, de sorte qu’il semblait en réalité ne faire ni l’un ni l’autre.

Le vrai choc fut de voir l’Invincible s’ébranler. Pourquoi sa petite-nièce s’avisait-elle de désobéir aux ordres ? Jane Geary lui avait toujours paru assez solide et imaginative pour faire un commandant à qui se fier, mais son croiseur de combat n’était pas le seul à dévier de sa course, car le Galant et le Conquérant l’imitaient. Ce qui semblait avoir également convaincu le Fiable, l’Intraitable, le Glorieux et le Magnifique d’entrer dans la lice. Sept croiseurs de combat massifs, qui chacun pouvait réduire en un clin d’œil la station d’Ambaru à l’état d’épave.

Partout croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers entraient à leur tour en action, isolés ou en divisions et escadrons.

D’autres vaisseaux tenaient fermement contre eux. D’abord et avant tout l’Indomptable lui-même, avec le Risque-Tout et le Victorieux. La division de croiseurs de combat du capitaine Tulev, bien sûr, avec le Léviathan, le Dragon, l’Inébranlable et le Vaillant. Que le commandant Armus du Colosse fût resté en position surprit légèrement Geary. Armus était trop lent pour sauter à pieds joints dans une nouvelle action, ce qui pouvait parfois poser un problème mais était en l’occurrence une bénédiction, car l’exemple donné par le Colosse et le reste de la division d’Armus semblait freiner l’ardeur de nombreux autres cuirassés et escorteurs.

Peut-être encore plus étonnant était l’Orion, vaisseau apparemment maudit sur lequel, par le passé, on pouvait toujours compter pour faire exactement le contraire de ce qu’on exigeait de lui : il restait en orbite, se pliant aux ordres de Geary.

Partout ailleurs, sur les planètes, les lunes et les installations orbitales, les systèmes de défense passaient à des niveaux d’alerte supérieurs et activaient armes et boucliers. Mais aucun n’avait encore ciblé un des vaisseaux de la flotte.

Ç’aurait pu être bien pire, mais c’était déjà passablement affreux. Si jamais quelqu’un tirait un premier coup, il risquait de déclencher une guerre civile.

Navarro s’était momentanément pétrifié en fixant l’écran, mais il se réveilla comme en sursaut et toucha un des messages.

Une image de Tanya s’afficha. « À toutes les unités, gardez la position conformément aux ordres de l’amiral Geary. Tous les vaisseaux doivent immédiatement regagner l’orbite qui leur a été assignée. Vous avez tous reçu l’ordre de l’amiral Geary. Cessez toute action non autorisée et reprenez votre position. » Il irradiait de Desjani toute l’autorité péremptoire dont elle était capable. Laquelle était considérable mais ne suffisait visiblement pas.

Le visage sévère, Navarro toucha un message plus récent. L’amiral Timbal, s’exprimant avec vivacité. « Retirez-vous. Toutes les forces militaires du système de Varandal doivent se retirer sur-le-champ. Arrêtez toute action non autorisée. Nul ne doit tirer, en aucune circonstance. Je répète, retirez-vous tout de suite. Les armes sont en code rouge annulé. Aucun tir n’est autorisé. »

« Pourquoi ne voyons-nous aucun message des vaisseaux ? s’enquit Suva.

— Parce qu’ils empruntent sans doute pour communiquer entre eux les portes de derrière des systèmes de contrôle et de commande, répondit Sakaï. Ces messages n’apparaîtront pas dans les archives officielles. N’est-ce pas, amiral ? » Il avait accompagné la flotte lors de son dernier voyage et l’avait sans doute appris sur le tas.

Geary opina sans chercher à dissimuler son inquiétude. « Vous pouvez vous rendre compte qu’ils cherchent à garder la situation sous contrôle.

— Sous contrôle ? » Suva le fusilla du regard. « L’autre amiral a ordonné aux forces défensives de retenir leur feu !

— Parce qu’un tas de gens sont encore dans l’expectative, insista Geary. Si quelqu’un ouvrait le feu, il les forcerait à prendre parti. Soumis à une telle pression, ils seraient trop nombreux à prendre automatiquement celui des camarades avec qui ils ont combattu. Nous avons déjà vu cela dans le système central des Syndics quand une mutinerie s’y est déclenchée. Vous ne comprenez donc pas ? La situation dégénère très vite. L’inaction n’est pas une option. » Il désigna l’écran. « Je ne peux pas contrôler ça !

— Nous ne pouvons pas nous rendre à un coup d’État qui n’a même pas encore commencé ! faillit hurler Suva.

— Suivez les ordres, amiral ! le pressa Navarro, dont la voix vibrait d’un authentique désespoir. La sénatrice Suva a raison. Céder à cette pression reviendrait à reconnaître un coup d’État. Nul dans la flotte n’agirait à l’encontre des ordres de l’amiral Geary. Exhortez-les à arrêter et à obéir. »

En dépit de tous ses efforts, le précipice s’ouvrait juste sous ses pieds. Comme ceux qui avaient porté des accusations contre ses officiers, les politiciens avaient techniquement raison. Il n’était pas légalement habilité à faire autre chose que saluer, dire « oui, monsieur » et agir de son mieux, bien qu’il fût persuadé de l’imminence d’un désastre. Toute autre initiative de sa part reviendrait à trahir son serment, et il était le seul à avoir une petite chance de succès. Mais se contenter d’obéir aux ordres serait aussi trahir ceux qui l’avaient suivi au combat, et trop d’officiers se persuaderaient qu’on l’avait contraint à les exhorter à obtempérer, voire qu’il les avait vendus. Compte tenu des probables conséquences sur la flotte, l’obéissance serait le dernier clou qu’il enfoncerait dans le cercueil de l’Alliance.

Geary n’avait plus qu’une carte à jouer, un dernier moyen de tenter de contrôler une situation qui n’avait déjà que trop dégénéré. Il hésita, pris d’appréhension et d’incertitude, puis sentit un calme étrange l’envahir. Comme si quelque chose s’adressait à lui en témoignant d’une autorité qui dépassait de loin celle de tout être vivant. C’est la seule méthode qui nous laisse une petite chance. Il inspira profondément. « Non, sénateur. » La réponse lui avait échappé, ferme mais tout juste audible.

Les trois sénateurs se pétrifièrent ; ils ne cillaient même pas. « Qu’est-ce que vous n’avez pas compris, amiral ? demanda Navarro.

— J’ai très bien compris, sénateur. Mais je refuse d’obéir à ces ordres. Je vous remets illico ma démission de la flotte. »

Trois

Le silence était si profond dans la salle de conférence que Geary se rendit compte que tous avaient cessé un instant de respirer. Si absurde que cela parût compte tenu des circonstances, il ne put s’empêcher de se demander en quoi ça risquait d’affecter le niveau de confort de cette chambre hermétiquement scellée.