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Il ne savait pas trop à quoi s’attendre mais n’en fut pas moins surpris de voir le sénateur Navarro se contenter de jeter un regard vers Sakaï avant de le reporter sur Suva, comme s’il cherchait de nouveau à lui transmettre un message d’ores et déjà convenu.

Finalement, Navarro se tourna vers Geary, croisa les mains devant lui sur la table et reprit la parole : « Pour être bien clair, déclarez-vous officiellement que vous n’avez plus l’intention de suivre les ordres du gouvernement ? »

Geary se demanda si les enregistreurs des sénateurs fonctionnaient actuellement, prêts à capter ses aveux de trahison. « Non, sénateur. Pour moi, ce n’est pas une option. Mais je peux au moins vous remettre ma démission, qui prend effet sur-le-champ, ce qui signifie que je n’ai pas à me soumettre à des ordres.

— Mais, en tant qu’officier, vous servez le gouvernement à son bon plaisir, fit Sakaï en secouant la tête. Il n’a pas à accepter votre démission. Si ce que vous dites de la réaction de la flotte à ce message est exact, alors l’Alliance a besoin de vous pour résoudre ce problème.

— Si le gouvernement de l’Alliance tient à régler cette question, il n’a qu’à prendre des mesures en conséquence, déclara Geary. Je vous ai dit quelles devraient être ces mesures selon moi. Je ne participerai pas à un procès inique et déshonorant.

— Même si l’on refuse votre démission ?

— Même si on la refuse. La flotte pourra ensuite me traduire en cour martiale. »

Navarro le surprit de nouveau en s’adossant à son siège pour lui jeter un regard sévère. « Vous savez comme nous ce qu’il adviendrait si le gouvernement portait des accusations contre vous. Que la flotte soit damnée, mais il s’effondrerait sous la pression populaire. Ne feignez pas d’ignorer votre pouvoir.

— Si vous m’en attribuez autant, et vous savez certainement combien je tiens peu à l’employer, pourquoi refusez-vous de m’écouter ?

— Parce que nous ne pouvons pas ignorer la loi ! Nous ployons déjà sous une pression formidable et de nouvelles enquêtes sont diligentées chaque jour ! Toute infraction, toute manifestation de favoritisme seraient retournées contre nous et, pour être tout à fait franc avec vous, amiral, je crois sincèrement que l’effondrement du gouvernement entraînerait aussi sûrement la destruction de l’Alliance qu’une mutinerie de la flotte. Qu’attendez-vous de nous ?

— Trouvez un moyen, sénateur. C’est le boulot d’un chef, non ? »

Navarro soupira, ferma brièvement les yeux puis leva la main pour les couvrir. « Il nous faut…»

Ce qu’il s’apprêtait à déclarer, quoi que ce fût, fut coupé par une déclaration impavide de la sénatrice Suva, dont les yeux trahissaient à la fois calcul et évaluation. Les mots qu’elle prononça surprirent Geary : « Vous dites, amiral, que ces accusations n’auraient pas dû être portées et que, même si elles l’avaient été à bon escient, on n’aurait pas tenu compte de leur impact sur la flotte ?

— Oui, madame la sénatrice.

— Considérons-nous l’amiral Geary comme une autorité en la matière ? demanda Suva aux deux autres sénateurs, sur un ton qui en faisait une question rhétorique plutôt que factuelle. Oui ? Alors nous devons en conclure que nous disposons de la preuve tangible que la procédure visant à établir ces accusations n’a pas été convenablement respectée. Toute mesure susceptible d’avoir d’aussi fatales conséquences sur la défense de l’Alliance aurait dû être prise, préalablement à toute intervention, en coordination avec le Sénat dans sa fonction d’autorité suprême dans les questions militaires. »

Navarro laissa retomber sa main et lui adressa un regard aigu. « La procédure serait donc entachée d’un vice de forme ?

— Nous avons tout lieu de le penser. » Elle n’avait pas l’air d’y croire elle-même, mais Geary garda le silence en se demandant ce que méditaient les politiciens.

« Nous sommes donc dans l’obligation de revoir et de réétudier cette procédure, conclut Navarro. Nous devons nous assurer qu’aucune faute n’a été commise et que tous les facteurs requis ont bien été respectés. D’aussi graves accusations ne sauraient être portées fallacieusement. » Il jeta un regard dur à Geary. « Nous pouvons et nous devons annuler ces accusations jusqu’à ce que les décisions et la procédure qui ont présidé à leur énonciation aient été consciencieusement réexaminées. »

Geary hésita un instant. « Si elles devaient jamais refaire surface…

— Ça n’arrivera pas, mais ce ne sera pas non plus consigné par écrit.

— Mais, hasarda Sakaï, si ces officiers recevaient de la part du gouvernement des éloges les félicitant de leurs actions, en précisant spécifiquement qu’ils ont réussi à ramener leurs vaisseaux à bon port en dépit d’une pénurie d’énergie due à des circonstances qu’ils ne maîtrisaient pas, cela éliminerait toute possibilité légitime de les poursuivre pour ces mêmes actions.

— Certes, approuva en souriant Navarro. Ce sera fait, amiral Geary. Je le jure sur l’honneur de mes ancêtres. »

Affichant toujours une expression curieusement neutre, Suva fit signe à Geary. « Enregistrez un message, amiral. Annoncez à la flotte que les accusations sont abandonnées. Nous pourrons le transmettre en rafale à l’extérieur et ramener ainsi le calme. »

Il se hâta de pondre quelque chose en espérant que cela aiderait Desjani et Timbal à garder la situation en main : « Ici l’amiral Geary. Le gouvernement a convenu que les accusations portées contre la flotte étaient fallacieuses. Elles seront retirées. Je suis toujours en consultation avec les autorités et donc incapable de communiquer normalement, mais j’attends de tous qu’ils se plient à mes ordres et à mes instructions, qui leur seront relayés par le capitaine Desjani. Tout vaisseau ayant quitté l’orbite à lui assignée doit regagner sa position sur-le-champ. Toutes les unités devront s’abstenir d’initiatives contrevenant aux ordres, aux règles et au règlement. En l’honneur de nos ancêtres. Geary. Terminé. »

Suva tapa sur ses touches pour abaisser les barrières de sécurité durant la fraction de seconde nécessaire à la transmission du message en rafale.

Cela devrait suffire à ramener le calme, mais il n’en aurait la certitude qu’au sortir de la réunion. Il ne pouvait pas non plus s’empêcher de se demander ce que risquaient de cacher les fermes assurances qu’on venait de lui fournir. Le Grand Conseil lui en avait déjà fait auparavant et les avait même suivies à la lettre, tout en cherchant sans arrêt à circonvenir leurs intentions premières. Pourquoi les sénateurs avaient-ils cédé si vite après avoir si longtemps résisté ? Et pourquoi Suva avait-elle soudain fourni un argument permettant au gouvernement d’intervenir alors qu’elle s’était montrée tout d’abord si récalcitrante ?

« Bon, lâcha sèchement Navarro. Si nous pouvions maintenant passer à l’ordre du jour…

— Sénateur, le coupa Suva, il nous reste encore un problème à résoudre. L’amiral Geary a officiellement remis sa démission un peu plus tôt.

— Oh, oui. La retirez-vous, amiral ? »

Geary expira longuement et lentement. « Oui, sénateur. Je la retire à l’instant même.

— Parfait. » Navarro s’accorda quelques instants pour contempler la petite salle sans mot dire. « Malheureusement, une brèche s’est ouverte dans la barrière. Votre aptitude à faire pression sur le gouvernement est désormais notoire, au moins parmi nous. J’espère que nous pouvons compter sur votre loyauté envers l’Alliance et votre sens de l’honneur pour vous assurer qu’il n’arrivera plus rien de tel.