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— Je n’en ai pas décidé cette fois-ci, sénateur », répondit Geary, non sans prendre conscience de la raideur de son ton. Il se sentait coupable, savait que c’était inévitable mais s’en voulait malgré tout.

« Non, bien sûr. » Navarro tapa sur quelques touches et l’écran afficha une zone de l’espace connue depuis peu de Geary. « Nous avons une mission très importante à vous confier, amiral. Un problème se pose maintenant à nous de l’autre côté de l’espace syndic, problème que vous avez vous-même découvert. Le sénateur Sakaï s’est mis en quatre pour nous persuader que les actions que vous avez entreprises contre les extraterrestres étaient justifiées, mais nous n’avons aucun moyen de savoir si elles ont eu un impact décisif sur leurs projets. Nous ne savons pratiquement rien d’eux, et il faut que ça change. »

Geary ne put qu’exprimer son assentiment d’un hochement de tête.

« Nous allons donc en apprendre davantage sur leur compte, amiral. » Navarro désigna l’écran de la main. « Vous avez l’ordre de retourner là-bas, sauf que, cette fois, vous ne vous arrêterez pas à la frontière que les Syndics ont maintenue entre leur espace et celui de ces extraterrestres, mais vous entrerez dans le territoire qu’ils revendiquent. Et, dans la mesure où nous savons ce qu’il est advenu de nombreux vaisseaux syndics tombés entre leurs mains, vous serez fortement escorté.

» Vous allez prendre le commandement de la Première Flotte de l’Alliance, nouvellement réorganisée, poursuivit Navarro, en lisant désormais manifestement des phrases qui s’imprimaient sous ses yeux. Selon les spécificités de votre mission, vous devrez planifier et conduire avec la plus grande promptitude une expédition chargée d’explorer les systèmes stellaires dont nous avons depuis récemment la preuve qu’ils sont occupés, de l’autre côté de l’espace des Mondes syndiqués, par une espèce extraterrestre et d’enquêter sur elle. Vous devrez employer tous les moyens requis pour évaluer sa force, ses capacités et ses caractéristiques, tout en témoignant également d’une prudence raisonnable afin d’éviter d’ouvrir les hostilités dans la mesure du possible. Il est d’une importance cruciale que vous déterminiez l’étendue du secteur de l’espace qu’elle occupe, et vous devrez donc aussi établir les paramètres de cette région. Il vous faudra aussi tenter de communiquer avec eux de manière significative, tout en respectant les coutumes et les idiosyncrasies qui les ont incités à préserver le secret de leur existence et, du moins si cela est faisable, négocier avec eux des accords chargés de prévenir de nouvelles hostilités, tout en prenant garde de ne pas compromettre notre latitude à intervenir ultérieurement pour défendre l’Alliance. »

Il s’interrompit pour voir comment réagissait Geary. « Vous recevrez une copie de ces instructions avant de quitter cette station, amiral. Des questions ? »

C’était une affectation trop large pour qu’on pût l’appréhender d’un coup. Geary se concentra sur une question clé. « Cette Première Flotte, sénateur, combien de vaisseaux comprendra-t-elle ? »

Ce fut Suva qui répondit en souriant, les lèvres serrées, en même temps qu’elle embrassait d’un geste vague l’extérieur de la station. « Tous ceux qui se trouvent là-dehors, amiral Geary.

— Tous ceux qui sont à Varandal ? fit-il sans trop y croire.

— Oui, confirma Navarro. Plus quelques autres. Transports de troupes d’assaut. Vous disposerez de davantage de fusiliers spatiaux. Et de… euh… vaisseaux de radoub ?

— D’auxiliaires.

— Oui.

— Vous l’appelez la Première Flotte, reprit Geary. Mais si vous lui consacrez tant d’unités, l’Alliance va se retrouver démunie.

— Il y en aura deux autres, lâcha Sakaï, le visage de nouveau fermé. La Deuxième sera responsable de la défense de l’Alliance. Elle ne quittera donc pas son espace et restera à l’intérieur de nos frontières. La Troisième servira à l’entraînement et aux réparations. »

Une nouvelle sonnette d’alarme retentit dans la tête de Geary. « Si cette Deuxième Flotte est censée se maintenir à l’intérieur des frontières de l’Alliance, ça signifie que les missions de la Première la conduiront à l’extérieur.

— Oui, affirma Navarro. Vous avez vous-même fait état dans vos rapports de nombreux problèmes qui risquent de se déclencher dans l’espace syndic ou dans les systèmes stellaires appartenant naguère aux Mondes syndiqués, désormais indépendants, où règne à présent l’anarchie. L’Alliance devra les régler. Ce sera la mission de la Première Flotte. »

Ainsi dépeinte, la mission lui semblait raisonnable. Et qu’on lui confiât le commandement d’une flotte n’était en rien inattendu. Il avait fait du bon travail depuis sa promotion au grade d’amiral. Mais, juste après son dernier affrontement avec les sénateurs, on pouvait certes trouver étrange qu’on remît officiellement entre ses mains une force de frappe aussi importante. « Le gouvernement se fierait donc encore assez à moi pour me donner le commandement d’une flotte ?

— Bien entendu, répondit Navarro sans hésiter. Je suis sûr que vous êtes vous-même conscient de la rationalité de ce choix.

C’est le plus logique. Vous êtes Black Jack Geary. Vous avez d’ores et déjà donné la preuve que vous étiez un meilleur stratège que tous nos officiers supérieurs. Et, sans cela, la pression populaire visant à vous attribuer un poste aussi important serait terrifiante.

— Il y a d’autres facteurs dont vous devez être informé, déclara le sénateur Sakaï, toujours aussi impavide. Les subsides militaires ont été coupés. Vous ne recevrez plus d’autres vaisseaux. »

Navarro hocha la tête. « Non. Le gouvernement a annulé la construction de la plupart des bâtiments en chantier. On n’en a plus besoin et nous ne pouvons plus nous permettre de telles dépenses. Ceux qui sont déjà partiellement achevés vont être dépecés ou placés en statut de conservation là où l’on pourra ultérieurement les terminer en cas de besoin. Il y a bien quelques nouveaux vaisseaux de guerre dont la construction était assez avancée pour que l’interruption du chantier revînt plus cher que sa finalisation. Ils rejoindront la Troisième Flotte jusqu’à ce qu’ils soient prêts à se joindre à la Deuxième.

— Je comprends », répondit Geary. Ça faisait sens et ça cadrait avec les derniers bulletins d’actualité qu’il avait lus. Même ainsi réduite, cette flotte dont ils parlaient serait plusieurs fois plus importante que celle de l’Alliance en temps de paix, un siècle plus tôt. « Mais ça signifie que la Deuxième Flotte sera largement dispersée et que de vastes régions de l’espace ne seront couvertes que par quelques vaisseaux.

— Eh bien, en effet. Mais cette Deuxième Flotte n’aura à s’occuper que de ce qui risquerait de s’infiltrer dans l’Alliance depuis le chaos que sont devenus les Mondes syndiqués.

— Vous comptez donc envoyer fréquemment la Première en mission hors de l’espace de l’Alliance ? » Il lui semblait essentiel qu’on le lui dît de vive voix.

« Certains facteurs vous auront peut-être échappé, ajouta la sénatrice Suva. Vous devez comprendre le problème que nous affrontons. Une faction croissante du Sénat pense que les coupes franches dans notre potentiel militaire devraient être bien plus importantes que celles proposées jusque-là. Quelques-uns de ses membres ne font pas confiance aux militaires, tandis que d’autres aimeraient réorienter nos finances vers d’autres objectifs ou réduire les impôts. D’autres encore obéissent à ces deux motifs.

— Malgré tout, la menace extérieure subsiste, lâcha Sakaï.

— Notre problème, donc, c’est de justifier la persistance d’une flotte de l’Alliance de cette dimension, poursuivit Suva. Il nous faut utiliser ces vaisseaux, et dans leur totalité, pas seulement de petites portions de la flotte existante. Sinon, la pression visant à les mettre hors service ou à les dépecer deviendra insupportable. »