Cela aussi faisait parfaitement sens, mis à part l’inquiétude dont témoignait la sénatrice Suva pour le sort de la flotte en temps de paix. Lors de leur brève rencontre antérieure, Suva ne lui avait pas fait l’impression de grandement s’investir dans les affaires militaires. Maintenant qu’elle cherchait à fournir des raisons de maintenir la flotte dans son état actuel, qu’est-ce qui avait bien pu la faire changer d’avis ? « Je pense sincèrement que l’Alliance aura besoin de ces vaisseaux, sénatrice, déclara Geary.
— Bien sûr. » Un consentement apparent, sans qu’on sente un réel accord. « Il y a un autre problème, portant sur des événements qui viennent de se produire. Nous avons dans la flotte de nombreux agents qui nous tiennent informés du moral des troupes et nous fournissent d’autres renseignements tout aussi vitaux pour le gouvernement. La loyauté n’est pas la qualité première de la flotte. » Suva coula un regard vers Navarro, comme pour mettre l’accent sur un point dont ils avaient déjà discuté. « Ces vaisseaux peuvent être regardés comme une menace pour le gouvernement. Si le Sénat en prenait réellement conscience, la pression ne s’en ferait que plus forte. Il exigerait leur élimination.
— Leur “élimination” ? s’exclama Geary, surpris par la violence du terme.
— Pardonnez-moi, fit Suva. “Désarmement” est l’expression correcte, non ? C’est un premier facteur. L’autre information que nous rapportent nos agents c’est que, plus la flotte reste longtemps en orbite, plus les équipages risquent de devenir agités. Que, si nous laissons ces vaisseaux inactifs, nous aurons de plus en plus de mal à contrôler leur équipage. Cela vous semble-t-il exact ? »
Geary hocha sèchement la tête. « Je n’en disconviendrai pas, madame la sénatrice. Mais, durant la guerre, ces spatiaux n’ont guère eu l’occasion de rentrer chez eux et de revoir leur famille. Ils ont bien mérité à présent qu’on le leur permette. S’ils n’obtiennent pas satisfaction à cet égard, leur moral risque d’en être très sérieusement affecté, et bien plus vite, vraisemblablement, que par leur longue oisiveté.
— Que suggérez-vous, amiral ? demanda Navarro.
— Qu’on leur accorde de plus longues permissions chez eux. Nous devons effectuer très vite cette mission dans l’espace extraterrestre, dites-vous, mais si nous pouvions la reporter de deux mois ou plus…
— Non, non. C’est impossible. Il nous faut enquêter sur une menace réelle. Les autres membres du Conseil m’en ont persuadé, ajouta Navarro en fournissant à Geary un premier indice laissant entendre qu’on en avait débattu sous sa direction au sein du Grand Conseil. Et je pense qu’il faut agir promptement. Ça ne peut pas attendre des mois. »
Au lieu de tenter de négocier un cadre différent, Geary, se doutant qu’ils continueraient avec insistance de lui accorder moins qu’il ne demandait, se contenta de hocher la tête. Ce refus de « plusieurs mois » n’entraînait pas nécessairement qu’un seul ferait une période déraisonnable pour mener ses propres plans à bien avant le départ de la flotte. Mais, s’il exigeait ce mois de retard, tant le Grand Conseil que le QG risquaient de ne lui octroyer que deux ou trois semaines. Ne pose donc pas de questions dont tu ne veux pas connaître la réponse. « Oui, sénateur. »
Suva le fixait avec attention. « Amiral, tant que ces vaisseaux resteront dans l’espace de l’Alliance, ils représenteront pour elle une menace. Les événements d’aujourd’hui en sont la preuve. » Elle se pencha. « Vous avez certainement entendu dire que certains aimeraient vous voir devenir son dirigeant. Vous dépêcher hors de l’Alliance, vous et ces vaisseaux, réduirait considérablement la menace que vous posez. On nous a dit que vous vous en souciez, que vous ne tenez pas à déstabiliser le gouvernement ni à provoquer un coup d’État. L’heure est venue de prouver que vous y croyez sincèrement. »
Tout cela était sans doute exact, mais Geary avait de nouveau l’impression qu’on lui forçait la main en lui servant des arguments auxquels il n’oserait pas s’opposer ouvertement. « J’y crois sincèrement, affirma-t-il. Et aussi que j’ai déjà amplement donné la preuve de mon attachement au gouvernement. »
Navarro eut un petit sourire. « Vous avez entièrement le droit de le dire. Mais, s’il vous plaît, essayez de comprendre que nous marchons sur le fil du rasoir en nous efforçant de maintenir une flotte assez forte pour répondre à ses devoirs tout en évitant les situations où elle pourrait menacer ce qu’elle est censée défendre. J’ai peine à le dire mais vous savez que c’est vrai. Nombre de membres du gouvernement craignent les militaires et de nombreux politiciens cherchent à les utiliser à leurs fins. Beaucoup de gens vous redoutent aussi, quand ils ne cherchent pas à se servir de vous.
— J’en ai conscience, sénateur. »
Navarro inspira profondément. « Alors il vous faut aussi comprendre que nous devons soustraire la flotte, et vous-même, à l’emprise de gens qui cherchent à vous instrumentaliser d’une manière susceptible de nuire à l’Alliance. Je l’admets volontiers. Vous n’avez rien fait de mal et votre exemple est un facteur essentiel au maintien de la cohésion de l’Alliance. Vous êtes son héros, amiral. Pas celui d’une planète ni d’un parti politique en particulier, encore que j’ai cru comprendre que Glenlyon et Kosatka se disputaient déjà le droit de vous revendiquer. Mais votre présence constante constitue aussi une menace pour tout ce que nous cherchons, vous et nous, à préserver. »
Ça sonnait faux. « Ma présence constante ?
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas dire cela. »
Mais le visage de Sakaï restait indéchiffrable et Suva détournait le regard, si bien que Geary ne pouvait rien lire dans ses yeux.
Navarro poussa un soupir. « Je ne serai plus très longtemps président du Conseil, amiral. Vous aurez bientôt affaire à quelqu’un d’autre. Mais nous avons tous débattu ensemble de cette question et nous sommes convenus de la grande importance de cette mission et du fait que vous étiez la personne adéquate s’agissant de la mener à bien. Nous ne pourrions la confier à aucune autre et, quand j’affirme qu’à mon avis vous êtes la seule qui aurait une petite chance de succès, je ne cherche nullement à vous flatter. Mais laissez-moi vous dire que, si d’aventure l’on vous proposait de faire de vous le dirigeant de l’Alliance, vous auriez tout intérêt à décliner cette offre. Ça peut très mal tourner et la pression est constante. J’ai moi-même été accusé par mes adversaires politiques de m’être vendu aux Syndics, et de telles allégations auraient parfaitement pu inciter quelque zélote mal conseillé à tenter de m’assassiner.
— Je croyais que le gouvernement avait lu mes rapports, sénateur. Le commandant en chef syndic que nous avons capturé affirmait que cette rumeur avait été délibérément répandue par les Syndics pour nuire au gouvernement de l’Alliance. »
Navarro se fendit de nouveau d’un sourire contrit. « La réalité ne joue pas un très grand rôle dans le raisonnement de certains individus, amiral. Il n’empêche que, sur le moment, j’ai été très sensible à cette disculpation. Bon, amiral Geary, êtes-vous prêt à mener à bien vos ordres ?
— Soit il se plie à l’autorité du gouvernement, soit il s’y refuse, protesta Suva. Nous ne pouvons pas lui demander sans arrêt si ses ordres lui semblent acceptables.
— J’y obtempérerai au mieux de mes capacités, affirma Geary avant qu’un nouveau débat ne s’élevât quant à ses agissements antérieurs. Mais pénétrer dans l’espace des extraterrestres et tenter de communiquer avec eux risque de se révéler très ardu. Non pas que je veuille à nouveau les combattre, mais, comme l’a dit le sénateur Sukaï, lors de leur première rencontre avec la flotte, ils n’ont paru accorder aucun intérêt à nos tentatives de négociation, pas plus qu’à établir des relations pacifiques.