Geary fixa le bout de la coursive déserte qu’il arpentait à vive allure, escorté de part et d’autre par les commandos. « Vous n’êtes même pas encore informée des autres nouvelles que j’apporte.
— Quelles qu’elles soient, ça ne pourrait pas être pire que ce à quoi je dois me confronter », répondit Desjani.
Il tapota avec énervement sur son unité. « Je n’ai toujours pas la connexion avec l’extérieur par cette unité de com. Puis-je relayer ma transmission par la vôtre ?
— Je crois, amiral. Une seconde. C’est bon. Audio seulement. Vous aurez la connexion dans trois… deux… une… maintenant. »
L’icône de la transmission s’afficha brusquement sur l’écran de l’unité de com de Geary. Il ralentit le pas pour s’interdire de haleter d’essoufflement au moment de rapprocher l’appareil de sa bouche et s’efforça de s’exprimer distinctement : « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Tous les vaisseaux doivent regagner sur-le-champ la position orbitale qui leur a été assignée. Je ne veux pas avoir à répéter cet ordre. » Il avait permis à sa voix de pleinement trahir sa colère et son désappointement. Devait-il menacer de relever de leurs fonctions les commandants de ces vaisseaux s’ils refusaient encore d’obéir ? Non. Laissons plutôt clairement transparaître nos attentes et permettons aux officiers responsables de ces excès de bénéficier d’une solution de repli sans pour autant donner l’impression de perdre la face. Dans cette flotte où la notion d’honneur prévalait, toute menace risquait de se transformer en retour de bâton.
« Le message du QG qui informait la flotte de l’inculpation de nombreux commandants a été annulé avec effet immédiat », poursuivit-il. En réalité, les sénateurs s’étaient montrés beaucoup moins explicites, mais ce n’était pas le moment de laisser planer des ambiguïtés. « Je répète, le message du QG est annulé. Aucune des actions qu’il annonce ne sera entreprise et il ne sera pas rediffusé. Je vais regagner directement mon vaisseau amiral depuis la station d’Ambaru et, une fois à bord de l’Indomptable, je tiendrai une conférence pour informer mes officiers de la situation. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »
Il inspira encore profondément et bascula la communication sur Desjani. « Comment c’était ?
— Acceptable.
— Merci. Nous allons avoir besoin d’une navette pour regagner l’Indomptable, du moins si le calme est revenu.
— J’ai déjà ordonné son envoi. Elle devrait s’amarrer dans quinze minutes. Où voulez-vous qu’elle se gare ? »
Bonne question. Déjà épuisé, Geary envisageait plutôt une gentille soute militaire, sécurisée et davantage isolée. Mais il se rendit compte que la tension ne s’était pas encore entièrement dissipée à Varandal, loin s’en fallait. Plein de gens, même s’ils n’avaient pas remarqué les manœuvres des vaisseaux, avaient dû s’apercevoir que quelque chose allait de travers. Je dois montrer à tout le monde que tout va bien. Aussi bien aux civils qu’aux militaires. « Plutôt une soute civile. Demandez à l’amiral Timbal de déployer les mêmes soldats qui retenaient la foule quand nous avons débarqué afin de régler les problèmes dans la soute qui nous sera assignée. Ne cherchez pas à la sceller. Permettez aux gens de nous voir et de constater que tout se passe bien.
— Je comprends, amiral, répondit Desjani d’une voix un tantinet plus coupante encore. Je serai ravie de pouvoir vous aider. »
Ouille. « Je vous en prie, capitaine.
— Bien sûr, amiral. Vous me voyez heureuse de pouvoir vous apprendre que tous les vaisseaux qui ont quitté leur position ont l’air de rebrousser chemin. Selon moi, aucun ne tenait à savoir ce qu’il adviendrait si vous deviez réitérer votre ordre pour la quatrième fois.
— Merci, Tanya. »
Il coupa la communication et rendit son unité de com au commandant en le remerciant. L’officier la reprit avec respect. La garderait-il ou bien la mettrait-il aux enchères pour avoir été tenue par les mains mêmes de Black Jack ?
Geary ralentit le pas par la suite ; il marchait encore à vive allure mais sans précipitation, cherchant à communiquer une sorte de sérénité à tous ceux qui l’observaient. Le calme continuait de se répandre dans la station. Ils franchirent les quelques derniers postes de contrôle sans même que les soldats prissent la peine de l’arrêter, sauf pour le saluer avec affectation.
Il leur rendait consciencieusement leur salut, surpris de constater que ce témoignage de respect se fût si rapidement répandu dans la troupe. Quand on l’avait réveillé de son sommeil de survie, seuls les fusiliers spatiaux observaient encore cette tradition. Saignées à blanc à maintes reprises par cette guerre sans fin, les autres unités y avaient renoncé. « Votre hiérarchie aurait-elle ordonné qu’on remît l’usage du salut au goût du jour ? demanda-t-il au commandant.
— Non, amiral Geary », répondit l’officier des commandos dans un sourire timide qui contrastait étrangement avec le nombre de décorations pour faits d’armes qu’il arborait sur son cœur et les cicatrices qui zébraient son visage. « Les spatiaux de la flotte y sont revenus et ils ont affirmé que vous voyiez cela d’un bon œil, de sorte que tout le monde s’y est mis. Nos ancêtres saluaient. Nous devrions en faire autant. Personne n’en a reçu l’ordre, amiral. Mais, bon… euh… au début, on a eu un peu de mal à singer les fusiliers. »
Geary sourit, légèrement embarrassé malgré tout d’impressionner à ce point le vétéran de tant de combats. « Il y a des sorts bien pires, commandant… ?
— Sirandi, amiral, répondit l’officier en se mettant brièvement au garde-à-vous.
— Sirandi ? » Où ai-je déjà entendu ce nom ? Sur le vieux Kutar ? « J’ai servi avec un lieutenant Sirandi sur un destroyer. Il venait de… Drina. »
Les yeux du commandant s’agrandirent de surprise. « J’ai des parents sur Drina.
— Peut-être en fait-il partie. » Geary s’accorda une pause, de nouveau submergé par la conscience du temps passé. Il ne s’était pas informé du sort du lieutenant Sirandi, tout comme il avait consciemment évité d’apprendre le décès de la plupart des gens qu’il avait connus jadis, mais cet homme était sûrement mort depuis très longtemps, au combat ou de vieillesse. « En faisait-il partie, je veux dire. »
Les yeux du commandant Sirandi brillaient. « C’est un grand honneur pour moi d’apprendre qu’un de mes ancêtres a servi avec vous, amiral Geary. »
Geary secoua la tête, s’efforçant de s’arracher à la mélancolie qui menaçait encore de l’envahir dès qu’on lui rappelait directement le siècle qu’il avait passé en hibernation. « Tout l’honneur est pour moi. Autant d’avoir servi avec lui que d’être toujours en service à présent et en même temps que vous. Tous vos ancêtres – tous autant que vous êtes –, déclara-t-il en s’adressant aux soldats qui l’escortaient, sont sûrement très fiers de la manière dont vous les honorez en menant une existence de devoir et de sacrifice. »
L’expression était sans doute « vieux jeu », et elle devait l’être effectivement pour ces soldats, même si elle avait été d’usage courant à l’époque de Geary ; mais, pour on ne sait quelle raison, elle n’en parut que mieux flatter l’oreille de ces hommes. La tradition importait encore énormément, d’autant que d’autres certitudes avaient été sérieusement ébranlées. Pendant qu’ils progressaient, Geary continua d’observer soigneusement les commandos et constata que le commandant et la plupart de ses hommes n’arboraient pas seulement des médailles mais aussi le regard sombre de vétérans qui ont vu trop d’atrocités et perdu trop d’amis. Ils seraient démobilisés un de ces quatre et on les renverrait dans leur foyer, mais ils ne seraient plus jamais des civils comme les autres. « Comment se portent les forces terrestres ? s’enquit-il. A-t-on déjà beaucoup démobilisé ? »