Desjani avala sa bouchée de ration énergétique et arqua un sourcil interrogateur. « Tu as affirmé que tu obéirais à tous les ordres légitimes.
— Eh bien ?
— “Légitime” est un correctif. Même la spatiale bornée que je suis le sait.
— Depuis quand dire ce qu’on pouvait déformer est-il devenu subversif ? grogna Geary.
— Depuis que la majorité de la population voit le gouvernement élu comme un panier de crabes et un ramassis de fripouilles corrompues, répondit Desjani. Pour la plupart des citoyens de l’Alliance, “légitime” est synonyme d’éradication des criminels.
— Je n’aurais pas dû répondre à ce type. »
Elle secoua la tête. « Et laisser ainsi sa question pendante ? “Black Jack” Geary refuse de dire qu’il soutient le gouvernement ? Le résultat n’aurait guère été meilleur, chéri. »
L’emploi de ce terme affectueux l’apaisa. « Nous ne nous sommes vraiment mariés qu’il y a quatre semaines ?
— Vingt-six jours. Même si nous n’avons pas pu nous conduire comme mari et femme sur mon vaisseau, tu es censé te souvenir des anniversaires et de toutes les dates importantes, tu sais ? » Desjani croqua froidement une autre bouchée.
« Oui, m’dame. » Geary adorait le coup d’œil agacé qu’elle lui jetait quand il lui répondait en subalterne, mais cette fois Tanya se contenta de le regarder en secouant la tête. Geary la fixa, en s’émerveillant du calme qu’elle affectait depuis leur arrivée dans le système de Varandal, puis finit par se rappeler que Desjani n’était jamais plus sereine qu’à l’approche d’un combat. « Crois-tu qu’il se passera quelque chose quand nous débarquerons sur la station d’Ambaru ?
— Je m’attends à une réaction depuis que ce vaisseau est revenu dans ce système, mais tout semble tranquille jusque-là. Aucun bâtiment gouvernemental ne nous a interceptés pour t’arrêter, aucune flotte mutinée n’a cherché à te faire nommer dictateur, et on n’assiste à aucun combat entre des factions et le gouvernement. » Elle balaya du regard leur compartiment, une cabine de passagers dont certains équipements luxueux, encore qu’assez datés, les avaient un tantinet déconcertés tous les deux, habitués qu’ils étaient aux installations relativement spartiates des vaisseaux de guerre. Mais, lorsque l’ordre leur était parvenu d’un retour immédiat de Geary à Varandal, les autorités de Kosatka avaient insisté pour leur fournir un passage « convenable ». Du moins l’affrètement leur avait-il évité de prendre d’autres passagers sur le trajet de retour.
Desjani secoua encore la tête, mais sans quitter des yeux, cette fois, l’écran extérieur. « Peut-être mes ancêtres s’adressent-ils à moi. Je sens comme une tension, comme une étoile en train de se transformer en nova, et je n’aime pas entrer en action sur un vaisseau désarmé.
— Ce n’est pas un croiseur de combat, convint Geary.
— Ce n’est pas le mien, le corrigea-t-elle. Je n’aurais pas dû quitter si longtemps l’Indomptable.
— Je suis sûr qu’il se porte à merveille. Son équipage est impeccable.
— Je te demande pardon ?
— Ce que je voulais dire, c’était que l’Indomptable avait le meilleur équipage de toute la flotte, ajouta précipitamment Geary. En même temps qu’un commandant d’une qualité exceptionnelle.
— Tu es un tantinet de parti pris quand tu parles de son commandant, mais son équipage est effectivement le meilleur. » Desjani inspira une longue et lente bouffée d’air. « J’essaie de te dire que le gouvernement ne tient peut-être pas à ce que tu t’approches d’un croiseur de combat, ni d’ailleurs d’un quelconque équipage, et nous ignorons si un de ces vaisseaux de guerre ne va pas agir de façon indépendante. Prépare-toi à tout lors de notre atterrissage à Varandal.
— Le message que nous avons reçu de Duellos après notre arrivée laisse entendre que tout est paisible. »
Elle y réfléchit puis secoua la tête. « Nous ne pouvons pas affirmer non plus que c’est bien lui qui l’a envoyé, ni même que sa teneur n’a pas été modifiée en chemin. »
Geary ferma les yeux pour s’abstraire de leur environnement douillet et s’efforcer de recouvrer une disposition d’esprit martiale. « Ils ne songent certainement pas déjà à m’arrêter parce que je représente une menace pour le gouvernement. »
Desjani sourit, dévoilant ses canines en un masque féroce. « Pas ouvertement pour le moment. Mais tu pourrais tout simplement disparaître censément en mission spéciale. Ils tenteront le coup.
— “Ils” ? De quels “ils” parles-tu ?
— Quelqu’un. Les possibilités sont multiples. Tu es trop dangereux. »
Geary songea aux foules qu’ils avaient croisées sur Kosatka, la planète natale de Desjani. Parfois énormes, toujours exaltées jusqu’à l’adulation, elles avaient été à la fois incontournables et suprêmement exaspérantes. Des villes entières semblaient s’amasser dans les rues pour jouir d’une occasion d’entrapercevoir le grand Black Jack Geary, ce légendaire champion de l’Alliance qui était resté jusqu’au bout à bord de son vaisseau pour repousser une attaque surprise des Syndics afin de permettre aux autres unités de s’échapper. Le monde entier l’avait cru mort durant la bataille de Grendel, cent ans plus tôt ; mais il était tout juste vivant, congelé dans un sommeil artificiel à bord de sa capsule de survie endommagée. On l’avait finalement retrouvé, voilà peu, et il s’était réveillé parmi des gens à qui l’on avait inculqué qu’il était un héros sans pareil. Qui croyez-vous que soit réellement Black Jack ? Je n’en sais rien moi-même, assurément. Quelqu’un dont le gouvernement avait rêvé qu’il inspirerait tout le monde quand l’attaque initiale des Syndics avait mis l’Alliance à genoux. « La prochaine fois que le gouvernement cherchera à créer un héros pour motiver et inspirer les populations, il s’assurera certainement qu’il soit définitivement mort. »
Desjani lui jeta un de ces regards qui pouvaient être tout aussi décourageants que les foules enthousiastes. « Le gouvernement croyait créer une chimère. Les politiciens ne se rendaient pas compte que les vivantes étoiles avaient leurs propres desseins et que tu ne pouvais pas seulement réapparaître, mais encore devenir, en réalité, bien davantage que cette illusion.
— Je croyais en avoir fini avec tout cela », marmonna-t-il en détournant les yeux. Elle l’avait regardé exactement de la même manière qu’à son premier réveil de son sommeil de survie d’un siècle. Avec la même foi en lui et en ses capacités, persuadée que les vivantes étoiles elles-mêmes l’avaient envoyé, sur l’ordre des ancêtres de tous ceux de l’Alliance, pour la sauver. D’ordinaire, elle voyait plutôt en lui un homme, son époux et un officier qu’elle traitait en conséquence ; mais sa conviction qu’il pouvait être bien davantage transparaissait parfois.
Elle se pencha et tendit la main pour lui saisir gentiment le menton et l’obliger à tourner la tête. « Je te vois. Je vois qui tu es. Ne l’oublie pas. »
Cette déclaration pouvait prendre deux significations différentes, mais il préféra croire qu’elle connaissait son humanité et son imperfection. Ses ancêtres savaient à quel point il lui avait donné la preuve de sa faillibilité depuis son réveil. « Et le gouvernement, que voit-il ?
— Bonne question. » Desjani se rejeta en arrière en soupirant. « Mais, pour répondre à la première que tu as posée, s’agissant des extraterrestres, comme tu peux le voir en lisant le reste des nouvelles, il est tellement sous pression qu’il divulgue leur existence pour faire diversion. La guerre maintenait la cohésion de l’Alliance. La guerre était une excuse à toutes sortes d’agissements. Maintenant, surtout grâce à toi – et n’essaie même pas de le nier –, nous sommes en paix et, si la guerre est un enfer, la paix ressemble à un élevage de chats. Je ne m’en suis pas rendu compte par moi-même, à propos. Un des politiciens me l’a confié lors de notre dernière réception à Kosatka. Il m’a dit que, dans toute l’Alliance, les systèmes stellaires cherchaient à redéfinir leur besoin d’une défense commune maintenant que le grand méchant loup syndic qui frappait à la porte avait été balancé dans le plus proche trou noir.