— Merci, amiral. »
Elle ne le croyait pas. Que s’était-il passé en elle durant son absence ? « Je veux voir l’officier qui a défendu Varandal. Oubliez Black Jack. Restez Jane Geary.
— À vos ordres, amiral. »
Fichu compassement militaire. Quand le reste échouait, il permettait de dissimuler tout ce qu’on pensait et ressentait réellement. Geary se rejeta en arrière et pianota sur la table. « Asseyez-vous, Jane, je vous prie. Je dois l’avouer, je croyais, maintenant que la guerre est finie, que vous auriez quitté la flotte pour vivre votre vie. »
Jane obtempéra mais avec raideur. « Toutes les missions n’ont pas été remplies, répondit-elle sereinement.
— Si Michael est encore vivant, je le trouverai.
— Vous avez quantité d’autres tâches sur les bras, amiral. Je peux me charger de celle-là.
— Est-ce pour cette raison que vous restez dans la flotte ? Pour retrouver Michael ? »
Elle hésita. « Il y en a d’autres. Un certain nombre.
— Vous avez fait votre lot, insista Geary. Pour ma part, je suis coincé ici. Vous pouvez faire autre chose.
— Je suis une Geary. » Elle l’avait affirmé d’une voix sourde mais parfaitement ferme. « Plus que jamais. »
Il la fixa, incapable, l’espace d’un instant, de trouver ses mots. « Soyons clair sur ce point : je pense que vous avez le droit de vivre votre vie. Ne restez pas dans la flotte pour moi. J’ai déjà fait assez de mal à notre famille. Mais, si vous restez, je dois être sûr que je peux compter sur vous.
— Vous pouvez compter sur moi. »
Ça ne menait nulle part. « En tant que votre supérieur hiérarchique, j’espère que vous me tiendrez informé de tous les motifs qui pourraient affecter votre capacité à servir aussi bien que par le passé. En tant que votre oncle, j’espère que vous n’hésiterez pas à m’en faire part de vive voix. »
Jane laissa passer un bon moment avant de secouer la tête. « Je suis plus âgée que vous, mon oncle. Vous avez vécu un siècle sans vieillir.
— Je rattrape ce retard depuis qu’on m’a sorti d’hibernation. Compte tenu de ce qui s’est passé depuis, il me semble avoir vieilli tous les mois de plusieurs années. » Ce trait d’humour un peu forcé la laissa impavide, de sorte qu’il lui fit signe : « Je n’ai rien à ajouter.
— Merci. » Elle se leva, salua en dépit du caractère officieux du tête-à-tête, puis son image s’évanouit, laissant Geary fixer d’un œil noir la place qu’elle occupait une seconde plus tôt.
Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? « Je suis une Geary. » C’est précisément à cela qu’elle a cherché à se soustraire toute sa vie durant. Pourquoi s’en targuer aujourd’hui ? Et comment est-ce que…
Malédiction ! Embrasserait-elle la légende ? S’imagine-t-elle à présent qu’elle doit se montrer à la hauteur ? Je ne le supporterais pas.
Elle ne peut tout de même pas se persuader qu’elle doit égaler Black Jack ?
Pourtant qu’avait-elle ordonné à l’Invincible quand ce foutoir à propos de cour martiale s’était déclenché ? N’était-ce pas précisément ce que le mythe aurait attribué à Black Jack ?
Faites que je me trompe. La dernière chose dont la flotte ait besoin, c’est de ce Black Jack mythique.
Enfin en mesure de se réfugier quelques instants dans sa cabine, Geary se rendit compte qu’il était trop énervé pour se poser. Il décida donc d’aller faire un tour dans le vaisseau. En arpentant les coursives familières, il sentit ses esprits légèrement s’apaiser. L’Indomptable n’était pas moins sévère d’aspect que les nouvelles sections de la station d’Ambaru, mais le croiseur de combat avait sur elle un avantage : il s’y sentait chez lui.
Il ne fut guère surpris de croiser Tanya en train de longer consciencieusement les mêmes coursives pour inspecter son bâtiment. Sans doute l’Indomptable s’activait-il déjà comme une ruche avant son arrivée, chacun s’échinant à le débarrasser du plus infime grain de poussière, à ranger chaque chose en bon ordre ou à s’assurer que tout fonctionnait à la perfection. « Bonjour, capitaine Desjani.
— Bonjour, amiral Geary », répondit-elle sur le même ton, comme s’ils n’avaient passé les dernières semaines qu’à travailler la main dans la main, comme toujours.
Il lui emboîta le pas en prenant soin de maintenir entre eux une distance respectueuse. C’était son vaisseau et les hommes d’équipage ne manqueraient certainement pas de remarquer tout témoignage de familiarité déplacé. « Bizarre. En regagnant ma cabine, il m’a semblé que tout ce qui s’était passé au cours des dernières semaines n’était qu’un rêve. »
Elle le fixa en arquant un sourcil puis leva la main gauche et lui en montra le dos, où brillait sa nouvelle alliance. « D’ordinaire, je ne ramène pas de bijoux de mes rêves.
— Moi non plus.
— Quelque chose vous turlupine. Comment s’est passée votre entrevue privée ?
— Plutôt bien, mais c’était assez étrange. » Il lui relata son entretien avec Jane Geary, s’attirant de nouveau un regard intrigué. « Je ne sais pas ce qui lui prend. Lors de notre première rencontre, Jane a été parfaitement claire : elle ne s’était enrôlée dans la flotte que parce que, étant une Geary, elle y était contrainte. Mais la guerre est finie. Elle a amplement fait son devoir. Rien ne l’y retient.
— Il faut croire que si. Quelque chose l’y retient.
— Je lui ai dit qu’elle était libre de partir, de vivre sa vie comme elle l’entendait. »
Desjani eut un sourire désabusé. « L’existence ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en fait. Quoi qu’elle ait rêvé de faire quand elle était petite, elle a passé toute sa vie d’adulte dans la peau d’un officier de la flotte. Peut-être s’est-elle enfin rendu compte que c’était à cela qu’elle était destinée. Peut-être n’imagine-t-elle même plus ce qu’elle pourrait faire d’autre. Et, peut-être…
— Quoi ? s’enquit Geary.
— Vous m’avez fait part de ce problème de famille, de ce que ressentaient tous vos parents à l’égard de Black Jack. » Desjani se mordit les lèvres avant d’en dire plus. « Peut-être que, quelque part, elle ne tenait pas à devenir comme Black Jack, parce qu’elle pouvait le haïr et se persuader qu’il ne valait pas qu’on cherche à le prendre pour modèle. Mais elle connaît maintenant le véritable Black Jack.
— Il n’y a jamais eu de véritable Black Jack.
— Allez-vous le nier éternellement ? Le hic, c’est que Jane Geary s’efforce peut-être à présent de découvrir ce qu’elle veut être. Pas seulement “ne pas devenir comme Black Jack”. Mais autre chose. »
Il fit la grimace. « C’est précisément ce qui m’inquiète. Je me demande si elle n’aspirerait pas à surpasser ce Black Jack imaginaire. Pas à me ressembler. Je regrette qu’elle ait refusé de m’en parler. Je vais aller m’en ouvrir à mes ancêtres. Peut-être me fourniront-ils une illumination.
— Amusez-vous bien et saluez-les de ma part, lâcha Desjani. Je dois poursuivre l’inspection de mon vaisseau. Je descendrai ensuite au lieu de culte. Pour remercier, ajouta-t-elle en lui adressant un regard entendu. De tout ce qui s’est bien passé et de tout ce qui s’est abstenu de dégénérer.