— Message reçu, capitaine Desjani. » Ils étaient réunis, quand bien même leur proximité serait-elle rigoureusement limitée, et seul un imbécile refuserait de se montrer reconnaissant de cette bénédiction : les plus graves dénouements avaient été évités aujourd’hui.
Ainsi que l’avaient prédit Desjani et Duellos, l’organigramme envoyé par le QG arriva une semaine après que Geary eut assumé le commandement de la flotte et quatre jours après qu’il l’eut lui-même organisée. S’il se demandait encore jusqu’à quel point tous deux avaient blagué, s’agissant de la nature des micromanagements du QG, il ne put réprimer un grognement d’incrédulité à la vue de l’importance de ce message minutieusement détaillé. Fourrer l’Inspiré et le Léviathan dans la même division de croiseurs de combat ? Pourquoi diable ferais-je une chose pareille ? Duellos et Tulev se retrouveraient alors dans la même division au lieu de mener chacun la sienne comme ils l’avaient fait si efficacement jusque-là. Pourquoi éparpiller les divisions de cuirassés au lieu de maintenir ces bâtiments auprès de ceux de leurs collègues avec qui ils avaient déjà longuement travaillé ?
Aucune nouvelle promotion n’avait été acceptée. Ni celles que Geary lui-même avait proposées, ni celles fondées sur l’ancienneté, les actions héroïques ou les nouvelles affectations de l’impétrant. Avec la fin de la guerre et le gel de la taille de la flotte, on avait également brutalement freiné l’avancement des officiers, et cet immobilisme était d’autant plus pénible, aux yeux des officiers actuels, qu’ils étaient habitués, en raison des pertes sévères et constantes infligées par les combats, à être rapidement promus à mesure qu’ils devaient remplacer leurs pairs tombés au champ d’honneur. Hormis le besoin manifeste qu’éprouvait l’Alliance de lui conférer sans arrêt le grade d’amiral et l’avancement du colonel Carabali au rang de général, nul autre, pas même le lieutenant Iger, n’avait été admis à un grade supérieur. « Injuste » était certainement le terme le plus doux pour qualifier cette décision, mais le système avait été soigneusement conçu pour éviter de garantir toute promotion, de sorte qu’on ne pouvait légalement s’y opposer. Geary se demanda dans quel délai ses officiers commenceraient à piaffer devant ce brusque arrêt dans leur ascension hiérarchique et ce refus flagrant de la flotte de reconnaître une conduite exemplaire par de nouveaux galons.
Ils se tourneraient alors vers lui en se demandant pourquoi il n’arrangeait pas le coup et ne décidait pas lui-même de leur avancement. Sur le terrain. Le QG a sans doute oublié de restreindre mon aptitude, en tant que commandant en chef de la flotte, à accorder une promotion aux officiers qui se sont bien conduits au combat. Mais il va me falloir en citer une tripotée d’un seul coup parce que, dès que j’aurai commencé, le QG et le gouvernement prendront conscience de l’existence de ce vide juridique.
Il reprit sa lecture du message et parvint aux listes d’équipage. Chaque spatial, gradé ou non, était bien entendu affecté à un vaisseau, à une fonction, à une cabine ou à un dortoir précis.
Puis-je vraiment faire fi de cette consigne ? se demanda-t-il pour la première fois, à propos des rapports sur l’état de la flotte qu’elle transmettait lorsqu’elle était encore dans l’espace de l’Alliance. Il savait exacts ceux que lui-même recevait de chaque vaisseau. Mais qu’en était-il de ceux qui parvenaient au QG ?
Il appela Desjani. La question la fit cligner des yeux. « Il s’agit d’une simulation, expliqua-t-elle. Vous n’avez strictement rien à faire. Les bases de données sont réglées pour déclencher automatiquement une simulation fondée sur les paramètres fournis par des messages du QG comme celui-ci. Elles sont remises à jour si nécessaire par des données réelles, telles que les pertes ou les dommages au combat, mais, du point de vue administratif, il s’agit d’un univers alternatif dont on alimente le QG pour le tranquilliser. Vous ne procédiez pas ainsi il y a un siècle ?
— Non. » Aurait-il dû s’en horrifier ? Ou se féliciter que les forces opérationnelles aient enfin trouvé un remède aux tripatouillages bureaucratiques ? « Pourquoi le QG ne s’en est-il pas rendu compte ?
— Il sait parfaitement ce qui se passe. Bien sûr, les unités envoyées en opération sont si loin qu’il lui faut un bon bout de temps pour s’en apercevoir. Il nous ordonne alors d’obtempérer et de couper court à la simulation. La flotte simulée y consent et lui rapporte ensuite que tout va bien. Au bout d’un moment, le QG s’aperçoit qu’il reçoit toujours des rapports de la simulation, pas de nous, et réitère le même ordre. La flotte simulée obéit de nouveau. Et ainsi de suite. Les huiles du QG aimeraient bien modifier le système, mais, dès que l’un d’eux participe aux opérations réelles, il change de point de vue. »
Ça faisait certes sens, mais ça risquait aussi de se transformer en une énorme farce à ses dépens. Geary fixa intensément Desjani en se demandant si elle se payait sa tête. « Personne n’en parle jamais ?
— Il n’y a pas grand-chose à en dire. Tout se fait automatiquement de notre côté, mais j’imagine que le QG consacre beaucoup de temps et d’efforts à obtenir de notre flotte simulée qu’elle se comporte correctement. Vous n’avez donc jamais entendu parler de la flotte Potemkine ? Je ne sais pas d’où vient ce nom ; peut-être était-ce celui du gars qui a conçu le système, à moins que quelqu’un ne l’ait péché dans une base de données et trouvé adéquat. Le truc, c’est que nous montrons au QG ce qu’il a envie de voir. Nous suivons les ordres opérationnels, bien entendu, mais nous préférons ignorer tous ses micromanagements. »
Lorsqu’il eut mis fin à la conversation, Geary fixa encore le message plusieurs minutes. En dépit de l’aisance avec laquelle Desjani acceptait cette situation, quelque chose en lui se révolterait toujours à l’idée de fournir au QG de nombreuses données simulées. Puis il jeta un dernier regard aux instructions détaillées en se focalisant sur une ligne concernant un officier d’un vaisseau précis. L’enseigne Door devra transmettre à son chef de service, le lieutenant Orp, deux rapports par semaine relatifs à ses progrès dans sa qualification de chef de chantier en cas de réparations urgentes, en vertu de l’instruction 554499A de la flotte. Si l’enseigne Door ne faisait pas les progrès requis, des rapports afférents à ses échecs devraient être préparés hebdomadairement sur formulaire B334.900…
Geary effaça le message de sa boîte de réception. Évidemment, ce ne fut que le premier d’une longue série de messages du QG.
Le suivant arriva le lendemain sous la forme d’une alerte de haute priorité, qui se mit à clignoter férocement pour exiger son attention. Cela seul suffit à lui donner un mauvais pressentiment, puisqu’il s’employait précisément à collationner l’état de préparation des vaisseaux affectés à la Première Flotte. Il tapa sur « Réception » en poussant un soupir résigné et vit l’image de l’amiral Celu, le nouveau chef du QG, apparaître devant lui. Celu avait un menton prononcé, qu’elle pointa vers lui comme pour le défier.
« Amiral Geary, nous recevons des rapports indiquant que vous ne comptez pas procéder à la mission qui vous a été assignée avant une trentaine de jours standard après votre nomination. Cette mission est de la plus haute importance pour la sécurité de l’Alliance. Vous avez l’ordre d’avancer d’au moins deux semaines la date prévue pour votre départ. Vous devez accuser réception de ce message et nous transmettre dès que possible cette nouvelle date. Celu, terminé. »