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Pas même un courtois « En l’honneur de nos ancêtres » à la fin de ce bref message. Et il ne s’agissait ni d’un simple texto ni même d’une vidéo, mais d’une image grandeur nature, manifestement destinée à impressionner et intimider. Fut un temps où elle lui aurait sans doute fait comprendre qu’il devait se plier à cet ordre, qu’il le trouvât ou non avisé. Mais, au cours des quelques derniers mois, il avait pris bon nombre de décisions opérationnelles sans bénéficier de l’avis de ses supérieurs, avait affronté beaucoup d’adversaires qui remettaient en doute son autorité, et vu trop d’hommes et de femmes mourir au combat sous ses ordres. Son propre point de vue en avait été considérablement altéré, et les gestes destinés à satisfaire ses supérieurs tout en mettant ses subordonnées en danger lui semblaient beaucoup moins séduisants qu’autrefois. Quand on a vu s’effondrer plus d’un portail de l’hypernet, l’image d’un amiral ne vous fait plus grand effet.

Il fit un arrêt sur image pour examiner Celu en détail. Un uniforme bien coupé. De nombreuses décorations. Quelque chose en elle lui rappelait certains commandants en chef syndics à l’uniforme impeccablement taillé. L’expression de la physionomie, peut-être, en même temps que le ton de la voix l’incitaient à voir en Celu un de ces officiers que leurs subalternes traitent de « gueulards », et qui s’imaginent que le charisme et l’autorité tiennent au volume de la voix et à son accent colérique.

Celu cherchait manifestement à établir avec Geary une relation du type supérieur/subordonné. Ça ne lui posait aucun problème. C’était son droit et il fallait respecter la hiérarchie, mais il n’aimait pas sa façon de s’y prendre. Il n’avait jamais apprécié le QG, qui, déjà de son temps, se regardait comme une entité autosuffisante dont l’existence se justifiait en soi parce qu’elle imposait ses desiderata aux vaisseaux qu’elle était censée soutenir. Ce qui s’était manifestement aggravé durant cette longue guerre, tandis que s’élargissait le fossé séparant l’état-major des officiers sur le terrain.

Si bien que Geary s’accorda une pause pour réfléchir. Il existait un moyen d’éviter d’avancer la date du départ de la flotte en dépit de l’ordre explicite de Celu. Du moins ce moyen avait-il existé. Il afficha le règlement de la flotte pour chercher l’article idoine et sourit en le voyant apparaître : L’ultime responsabilité, tant en matière de sécurité des vaisseaux et du personnel que de succès des tâches et missions qui leur ont été confiées, incombe au commandant en chef. Il est de son devoir de tenir compte de tous les facteurs potentiels lorsqu’il met les ordres à exécution.

Voilà plus d’un siècle, Geary et ses camarades de promotion avaient surnommé ce règlement la règle du « T’es baisé ». Obéissez à un ordre quand certains de ces « facteurs potentiels » rendent cette obéissance mal avisée et c’est vous, le commandant en chef, qui êtes tenu pour responsable. Désobéissez-y quand ils s’opposent à toute désobéissance et c’est encore votre faute. Il n’aurait même pas dû se poser la question : jamais un règlement destiné à soustraire les autorités supérieures à toute responsabilité n’aurait pu être aboli.

Mais il pouvait à présent le retourner contre ces autorités supérieures. Il pouvait réagir à leurs ordres en pondant un rapport détaillé exposant tous les facteurs potentiels justifiant, selon lui, la nécessité de retarder la mission. Autres réparations, autres fournitures à embarquer, hommes d’équipage en permission qui ne rentreraient prématurément qu’en cas de rappels d’urgence. Rédiger cette justification exigerait toute son attention pendant au moins une journée, et rien ne garantissait qu’on la lirait au QG, du moins au-delà de son résumé opérationnel préalable, ni même qu’il prêterait attention à des arguments s’opposant à sa propre version des faits délibérément orientée.

Cela étant, il ne pouvait pas mentir non plus. Une flotte Potemkine ferait sans doute parfaitement l’affaire dans un problème purement administratif, mais mentir à propos de l’état de préparation de la flotte alors même qu’elle s’apprêtait à partir en mission relèverait de la félonie.

Tous les facteurs potentiels. Les officiers nouvellement promus se plaignaient qu’il n’existait aucun moyen de les décrire tous, et nous nous moquions d’eux en leur expliquant que c’était précisément le but de la manœuvre. Tous… les facteurs… potentiels.

Je n’ai jamais vraiment profité jusque-là de ce que je suis Black Jack, le héros populaire. Mais je n’ai jamais aimé Celu et ses pareils. Et j’ai mieux à faire que de justifier mes décisions à un ramassis de bureaucrates du QG. Pas question de faire faux bond à ceux de nos équipages qui partent à présent en permission, et qui l’ont bien gagné après tant de durs combats. Ni non plus de me jeter étourdiment dans une mission qui exige d’importants préparatifs.

Je n’y aurais pas pu grand-chose naguère. Mais ils ont besoin de moi pour commander la flotte. Et, selon le manuel, j’ai, en dernière analyse, la responsabilité de la décision. Il me suffit de la justifier.

Il rédigea soigneusement son texto : « En réponse à votre message (réf. a), en vertu du règlement de la flotte 0215 § 6 a, je suis dans l’obligation de tenir compte de tous les facteurs potentiels lorsque j’exécute un ordre. La date actuellement prévue pour le départ de la flotte est le reflet de mon estimation de tous ces facteurs potentiels, dont, sans que ce soit exhaustif, le délai nécessaire à remplir toutes les conditions essentielles en matière de logistique, de disponibilité, de réparations, d’effectifs et de préparatifs indispensables. Ci-joint (doc. b) la justification de l’estimation et de la description de tous les facteurs potentiels. »

Il ne cédait aucunement quant à la date prévue pour le départ de la flotte, bien que ce fût adroitement sous-entendu dans un message trompeusement bref et passablement flou, mais rédigé avec la plus exquise courtoisie et ne contenant aucune information réelle. Le document joint s’en chargerait. Ils veulent connaître tous les facteurs envisageables ? Qu’ils se l’appuient donc tout entier pour voir s’ils n’y trouveraient pas un moyen légitime de récuser le bien-fondé de ma décision.

Geary ordonna à la base de données de la flotte de copier tous les dossiers officiels qu’elle contenait, sur tous les sujets possibles (encore qu’il prît garde d’éliminer tout ce qui avait trait à la simulation de la flotte Potemkine), et de les transvaser dans un dossier unique joint à son message. La puissance informatique de la flotte, pourtant massive dans la mesure où tous ces vaisseaux étaient reliés entre eux en un réseau unique, rama plusieurs minutes avant d’entreprendre la tâche. Il n’aurait jamais imaginé que les systèmes de la flotte puissent exiger autant de temps pour exécuter une tâche, et il se demandait encore s’il n’aurait pas crashé le réseau quand le résultat s’afficha enfin sur son écran.

Il se pétrifia alors, éberlué par la seule étendue du dossier joint à son message. La masse d’informations était si énorme qu’elle aurait donné une indigestion à un trou noir.

Il se demanda ce qui se passerait quand cette formidable masse de renseignements affluerait dans les banques de données du QG, déjà réputées pour leurs dimensions obsolètes. Ne risquait-elle pas de provoquer leur effondrement en une sorte de vortex virtuel de données corrompues auquel rien ne pourrait échapper ? Si cela signifiait que le QG aurait désormais du mal à envoyer d’autres messages, cela vaudrait la peine d’essayer.