Elle ne répondit pas tout de suite et regardait droit devant elle. « Essayez de comprendre que mes sentiments personnels n’entrent pas en ligne de compte. Cette femme nous a apporté des instructions spécifiques. Mais à quels ordres obéit-elle ?
— C’est aussi ce que je me suis demandé.
— Ils n’avaient pas seulement besoin d’elle pour jouer les estafettes. Elle est là pour un autre motif, ou plusieurs autres motifs. Tant que nous ne les aurons pas découverts, soyez gentil de la traiter en menace potentielle.
— Je n’y manquerai pas, répondit Geary. Les ordres qu’elle nous a transmis m’ont déjà suffisamment mécontenté, du moins celui nous exhortant à gagner le système de Dunaï. Je comptais sauter vers Indras dans l’espace syndic et, de là, emprunter leur hypernet jusqu’à Midway avant de sauter dans l’espace Énigma. C’était pour nous l’itinéraire le plus simple et le plus direct. Mais le Grand Conseil exige de la flotte qu’elle passe par Dunaï pour embarquer les prisonniers de guerre de l’Alliance qui y sont détenus dans un camp de travail. » Il se sentait à la fois piégé et furieux. Il lui était impossible d’ignorer cet ordre. « Ces sauts et escales supplémentaires vont rallonger d’au moins trois semaines notre voyage jusqu’à Midway.
— Pourquoi Dunaï ? insista Desjani. Qu’est-ce qui peut bien rendre ce camp plus important que tous ceux qui existent encore dans le territoire syndic et grouillent de prisonniers de l’Alliance ?
— Les ordres ne le précisent pas et Rione persiste à affirmer qu’elle l’ignore.
— Laissez-moi l’enfermer pendant une demi-heure dans une cellule d’interrogatoire…»
Geary signifia son impuissance d’un geste. « J’aimerais pouvoir le faire, mais nous n’avons aucune raison légitime de traiter ainsi une civile et une représentante du gouvernement. Il va nous falloir passer par Dunaï, Tanya.
— Alors pourquoi ne pas le faire au retour ? À l’intérieur de l’espace extraterrestre, nous aurons peut-être besoin des vivres et fournitures que nous dépenserons à l’occasion de ce détour, et il serait bien plus logique d’embarquer ces prisonniers en rentrant que de nous en encombrer avant d’y pénétrer.
— Vous avez raison. Mais nous n’avons plus le temps d’interjeter appel car il nous faudrait alors retarder encore notre départ de plusieurs semaines, et comment le justifier, d’ailleurs, puisque ce crochet par Dunaï n’est pas un problème majeur mais une simple gêne ? Le QG a entièrement le droit de l’exiger de nous puisque c’est faisable et, autant que nous le sachions, que ça ne représente aucun risque ou danger excessif susceptible de compromettre la mission qui nous a été dévolue. Rien à voir avec cette affaire de cour martiale.
— Oui, amiral.
— Tanya, il y a peut-être de très bonnes raisons à ce détour par Dunaï. Vous n’êtes pas obligée d’aimer ça… ça ne me plaît guère à moi non plus… mais, s’il vous plaît, respectez au moins le fait que je dois me soumettre à l’autorité de mes supérieurs hiérarchiques quand ils s’en servent à bon escient.
— Vous avez raison. » Elle eut un sourire d’excuse. « Vous êtes déjà soumis à une très forte pression. Je sais à quel point les vaisseaux de la République et de la Fédération sont mécontents. Croyez-moi, si un autre que vous commandait à cette flotte, ils se seraient probablement déjà mutinés et auraient cinglé vers chez eux de leur propre chef. Mais vous pouvez au moins le reprocher à cette femme, puisque c’est elle qui a apporté ces ordres. » Les actions de Rione dans la flotte, si elles n’avaient jamais été très élevées jusque-là, frisaient à présent le degré zéro du capital de sympathie. « Nos équipages ne sont pas non plus débordants d’enthousiasme, mais ils se fient à vous pour les ramener chez eux.
— Je sais. » Jamais cette pression n’avait diminué la confiance que lui vouaient ces hommes et ces femmes, leur certitude qu’il attribuait à leur vie une valeur inestimable. Mais il savait aussi qu’il leur ordonnerait tôt ou tard de se fourrer dans une situation où ils risqueraient de trouver la mort et que, probablement, certains d’entre eux ne rentreraient pas chez eux.
« Je vous demande pardon. Mais il y a encore une chose que vous devriez savoir et qui me porte sur les nerfs. Ça n’a rien à voir avec les politiciens. Il me semble. Mais c’est très étrange. L’Indomptable a encore perdu aujourd’hui un terminal de distribution d’énergie.
— Trop endommagé pour qu’on le répare, voulez-vous dire ? » s’enquit-il en se demandant pourquoi elle amenait ce sujet sur le tapis. Il arrivait parfois aux terminaux de tomber en rade. Ces pannes étaient sans doute peu fréquentes, mais rien ne dure éternellement.
« Il est complètement cuit. Rien à sauver. » Elle s’arrêta de marcher pour le fixer droit dans les yeux. « D’ordinaire, je ne vous embête pas avec des problèmes matériels. Faire fonctionner l’Indomptable m’incombe à moi seule, pas à vous. Mais il en avait déjà perdu trois en mon absence. En fait, deux n’ont pas passé l’inspection et un troisième était si branlant que mon second a pris l’initiative bienvenue de le débrancher également. Fort heureusement, Varandal a pu nous fabriquer des unités de remplacement, mais nous venons d’en perdre un quatrième. »
Geary détourna les yeux pour réfléchir. « Quatre terminaux ? En quelques mois ? C’est un taux de panne bien élevé pour un bâtiment qui n’a subi aucun dommage au combat durant cette période. Je ne me souviens pas d’avoir rien entendu de tel voilà un siècle.
— Les vaisseaux étaient sans doute construits différemment à l’époque, fit remarquer Desjani. Et ils n’avaient pas non plus à affronter les mêmes combats que les nôtres. Mais l’Indomptable n’avait jamais connu ce problème auparavant. J’ai demandé à mes gens de trouver l’origine des pannes, mais tous ses ingénieurs, comme ceux des auxiliaires, m’affirment que ces terminaux souffrent “d’un grave dysfonctionnement de leurs composants influant de manière très sévère sur les paramètres opérationnels”. Leur façon de dire qu’ils sont “cassés”.
— Tant de pannes sans que rien n’indique pourquoi ? » Geary fixa le pont en fonçant les sourcils puis lui fit signe. « Venez. Allons jeter un coup d’œil. » Il la précéda pour regagner sa cabine, lui désigna une chaise et s’assit à son tour. Il appela la base de données de la flotte et réduisit l’affichage des informations aux seules pannes des terminaux de distribution d’énergie survenues au cours des derniers mois. Une quantité terrifiante d’entrées relatives aux dommages pendant les combats apparurent, de sorte qu’il rétrécit encore le champ des recherches aux deux derniers. « L’Indomptable n’est pas le seul bâtiment qui en a été victime. L’Écume de Guerre en a perdu cinq, l’Amazone trois et le Léviathan quatre…» Plus rembruni que jamais, il ordonna au système de déterminer les points communs des vaisseaux affectés par ces pannes puis consulta la réponse. « Les plus anciens bâtiments de la flotte. Dont l’Indomptable.
— L’Indomptable a été lancé il y a près de trois ans, répondit Desjani. Bien peu de vaisseaux ont survécu aussi longtemps, ajouta-t-elle fièrement.
— L’Écume de Guerre est plus vieux d’un ou deux mois. » Geary afficha l’écran des communications. « Il faut que j’en parle au capitaine Smyth. »
À mesure que la date du départ de Varandal se rapprochait, la flotte avait regroupé ses unités, de sorte que le Tanuki et les autres auxiliaires ne se trouvaient plus qu’à quelques secondes-lumière. L’image du capitaine Smyth n’apparut dans la cabine qu’au bout d’un très bref délai de retard. Smyth salua comme de coutume à sa manière un tantinet relâchée, sans témoigner de son habituel enjouement.