— Je tâcherai de m’en souvenir. Qu’en est-il des révisions régulières effectuées dans l’espace de l’Alliance ? En a-t-on tenu compte ? »
Smyth fit la grimace. « Le mot de “révision” n’a sans doute plus aujourd’hui le sens que vous lui accordez. Ça se limite à vérifier que les dommages ont été réparés et que tout fonctionne. »
Geary se rendit compte qu’il dévisageait de nouveau Smyth. « Pas de remplacement des systèmes vétustes ? Ni d’améliorations ?
— Si ce n’est pas carrément cassé à l’arrivée, ça n’est ni réparé ni remplacé. » Smyth haussa les épaules. « Cette manière de procéder s’est instituée au cours d’une très longue guerre durant laquelle on n’accordait aux vaisseaux qu’une espérance de vie très limitée. Pourquoi se mettre en frais pour rehausser un bâtiment qui sera vraisemblablement détruit dans l’année et remplacé par un neuf ? »
Geary se renversa en s’efforçant de saisir toutes les implications. « Cela doit changer. Le système doit désormais partir du principe que les bâtiments resteront en service durant une période plus étendue, et il faudra tenir compte de ce facteur lors des révisions, constructions et réparations, et les modifier en conséquence.
— Quelles constructions ? demanda Desjani. On finit de construire quelques coques avant de fermer les chantiers spatiaux. »
Smyth eut un sourire désabusé. « Exactement. Ce que vous dites est sensé, amiral, mais exigera non seulement un changement complet de mentalité de la part des officiers supérieurs, de toute la bureaucratie de la flotte et d’une bonne partie du gouvernement, mais aussi de très grosses sommes d’argent.
— Ils l’ont fait exprès, gronda Desjani. Ils savaient ce qui se passait et ils ont quand même transmis la patate chaude à l’amiral Geary.
— Je ne pense pas, laissa tomber Smyth. Ou, du moins, pas tout ce que ça implique. Nous-mêmes n’avions pas compris ce qui allait se passer. Dans le cas de l’amiral Geary parce que son expérience de ces problèmes date d’avant la guerre et, dans le vôtre, le mien et celui des autres officiers, parce que nous ne les avions jamais rencontrés. S’il advenait à un vaisseau de survivre à sa limite d’âge, il se retrouvait à ce point endommagé par les combats qu’il n’était plus bon qu’à la casse et au recyclage. » Geary jeta encore un regard aux graphiques en s’efforçant de faire le tri dans ses émotions. « Mais ce n’est pas parce que nous en parlons au QG et au gouvernement qu’ils prendront des mesures. Ils pourraient fort bien laisser la flotte se réduire rapidement, par pure usure, en tablant sur la durée de vie limitée de la coque. » Et en réduisant naturellement, à la même enseigne, l’ambition de ses missions en fonction de la diminution du nombre de ses vaisseaux. Il se demanda depuis quand on demandait aux gens d’en faire davantage avec des moyens de plus en plus restreints. Sans doute depuis l’époque où des protohumains manquaient déjà d’outils de pierre taillée. « Vous avez parlé d’argent. Combien nous en faudrait-il pour permettre à nos auxiliaires d’y remédier ? Je sais qu’ils sont en mesure de fabriquer et d’installer ce dont nous avons besoin, mais qu’est-ce que ça coûtera ? »
Smyth sourit comme un pirate devant un gros butin. « Nous affrontons en l’occurrence quelques éventualités assez énigmatiques, amiral. Tout dépend de la manière dont nous facturons ces travaux. Je dispose de comptes spéciaux. Cela entrerait certainement dans ces comptes. Les dommages infligés au combat doivent être réparés, selon le règlement de la flotte, et les frais répartis en divers comptes du QG, mais évaluer l’étendue de ceux de ces dommages qui doivent l’être reste un exercice périlleux. Il arrive parfois qu’on ne puisse même pas les identifier longtemps après la bataille, et attribuer la panne à un combat devient alors une pure question de jugement. Je ne vais sûrement pas critiquer des affirmations selon lesquelles certaines pannes seraient dues à des engagements antérieurs. Et, bien sûr, si nous rencontrons des dysfonctionnements durant les opérations, ils tombent sous le coup des comptes opérationnels. »
Pour la première fois depuis le début de la conversation, Geary eut envie de sourire à l’ingénieur. « Jusqu’à quel point pourriez-vous puiser dans les comptes de la flotte et du QG avant qu’on ne s’en rende compte et qu’on tente de réagir ?
— Je ne ferais certainement rien de malséant, amiral, répondit benoîtement Smyth, mais il est de mon devoir de veiller au bon fonctionnement des vaisseaux de la flotte. Ça risque de demander beaucoup de travail. Les subsides nous parviennent par différents canaux, services et organisations, selon leur destination et la raison de leur emploi. Décider de la manière dont les travaux seront facturés, du montant, de la répartition et de la justification de ces coûts, eh bien… cela occupe déjà, dans des conditions normales, un tas de gens qui feraient sans doute mieux de s’employer à autre chose. Dans ces conditions exceptionnelles, cela exigera de prendre des décisions judicieuses. Les services gouvernementaux et le QG auront sans doute du mal à faire le tri, surtout depuis que le bruit court que les subsides risquent d’être coupés maintenant que la guerre est finie, mais je suis bien certain que si l’on trouve des irrégularités dans le processus ou le moyen d’additionner les montants impliqués, on finira tôt ou tard par revenir à la charge pour nous demander des explications.
— Absolument, convint Geary. Vous avez d’ores et déjà échafaudé un plan ?
— Il n’est pas loin d’être achevé, mais je dois encore revoir certains détails et, comme je l’ai dit, il faut se montrer assez souple en matière de financement. » Smyth sourit à Desjani. « Ne craignez rien, capitaine. L’Indomptable retrouvera sa vigueur et sa jeunesse, et vous autres combattants pourrez de nouveau charger bille en tête pour vous efforcer de le recasser. L’équipage du Titan est le plus expérimenté et je vais donc l’affecter sur-le-champ aux réparations de votre bâtiment, si vous êtes d’accord, amiral.
— Parfaitement. » Geary engloba l’ensemble de la flotte d’un grand geste. « Qu’en est-il de nos projets ? Cela affectera-t-il les opérations prévues ?
— Dans l’idéal, nous devrions rester sur place pour tout réparer, déclara Smyth. Mais je doute que le gouvernement consente à nous laisser ne rien faire, à part des trous dans l’espace autour de Varandal, au cours des deux prochaines années. Si vous me demandiez si cela signifie que nous ne pouvons mettre le cap vers une zone inconnue de l’espace au-delà des frontières humaines, eh bien, je vous répondrais que je n’y vois pas d’inconvénient. Mieux vaut partir le plus tôt possible, pendant que les bâtiments sujets à des pannes sont encore rares.
— Merci, capitaine Smyth. » L’image de l’ingénieur évanouie, Geary se tourna vers Desjani. « C’est moche, mais ç’aurait pu être pire.
— Remercions les vivantes étoiles de disposer désormais de huit auxiliaires, répondit-elle. Avez-vous vu la tête que tirait Smyth quand il a parlé de truquer le système ? Ce n’est pas la première fois qu’il s’y adonne.
— Il le fait pour la bonne cause, fit remarquer Geary.
— En partie pour la bonne cause, rectifia-t-elle. Mais que mijote-t-il encore ? Qu’a-t-il déjà magouillé sans se faire prendre ? Il pourrait aussi bien disposer de casinos sur ses huit auxiliaires.
— Qui pourrait bien surveiller ce genre d’opérations ? »