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Elle eut un sourire désabusé. « Oui. »

Des coalitions de citoyens exigent que Black Jack soit ramené à Prime pour y expurger le gouvernement, hurlait la manchette suivante. Pas bien loin d’un coup d’État intenté par ses supporters mal avisés, songea Geary. Et qui serait son pire cauchemar. Pourquoi s’imaginait-on que sa capacité à commander une flotte l’autorisait aussi à diriger un gouvernement ? Il jeta un regard à l’écran affichant la distance les séparant de la station d’Ambaru et le délai nécessaire pour l’atteindre en se demandant ce qui les y attendait, Tanya et lui.

« Quel est le problème ? s’enquit-elle d’une voix radoucie.

— Je réfléchissais, sans plus.

— Te voilà de nouveau promu amiral. Je ne suis pas certaine que tant de réflexion te soit permise.

— Très drôle. » Son regard se reporta sur les étoiles. « Avant… Avant le début de la guerre, je ne me posais pas autant de questions sur l’avenir. Il m’échappait en grande partie. J’avais de grosses responsabilités en tant qu’officier de la Spatiale et, à tout le moins, que commandant d’un croiseur lourd, mais je ne décidais ni de nos interventions ni de notre destination. Puis la guerre est arrivée et, un siècle plus tard, je me suis retrouvé à la tête d’une flotte. Pendant des mois, par la suite, le futur n’a été pour moi qu’une sorte de tunnel très étroit. Nous devions conduire la flotte d’une étoile à la suivante et, en définitive, peut-être jusqu’à chez nous. Puis il a fallu nous occuper des Syndics et, ensuite, repousser les extraterrestres. L’avenir se décidait de lui-même. Fais ci. Fais ça. Décide sur-le-champ de la méthode à employer, sinon il n’y aura pas d’avenir. »

Geary s’interrompit pour jeter un coup d’œil dans sa direction et Desjani croisa son regard, le visage sombre mais serein.

« Bon, l’avenir est quelque chose d’immense et de flou. Je n’ai aucune idée de ce que nous réserve la journée du lendemain, de ce que je devrai faire ni de ce qui me sera imposé. Je sais, en fonction de tout ce qui s’est passé auparavant dans mon existence, que l’avenir dépend énormément de mes actes et de mes décisions. Mais absolument plus où ils peuvent nous mener. »

Elle lui adressa un de ces regards confiants qui l’exaspéraient tant. « Mais si, tu le sais, Black Jack. Tu nourris exactement les mêmes idées qu’à l’époque où tu as pris le commandement de la flotte. Conduis-toi honorablement, fais ce qui est juste, agis intelligemment. Même si tu es tenté de faire autrement, tu continues de t’en tenir à ce en quoi tu crois, à ce en quoi croyaient nos ancêtres. C’est déjà ça. Et tu crois aussi que nous méritons tous d’être sauvés. C’est bien pourquoi j’ai la certitude que, si quelqu’un peut nous guider dans ce dédale que nous réserve l’avenir, c’est toi. Et pourquoi, non seulement moi mais aussi un tas d’autres gens, nous te suivrons et nous ferons tout pour toi.

— Tant que tu seras là…

— L’avenir ne se fait pas tout seul, reprit Desjani. Tu avais de nombreuses options. Tu as choisi la plus difficile, mais aussi la plus honorable et la plus juste. C’est pour cette raison que nous sommes ensemble aujourd’hui.

— Tu n’aurais pas…

— Mais si, je l’aurais fait et tu le sais. Je l’aurais fait parce qu’il me semblait que tu en avais besoin, et que ce qui s’imposait à toi était plus important que mon honneur et que moi-même. Je me trompais. Tu avais raison. » Elle lui sourit. « Ça ne veut pas dire qu’il ne t’arrive pas de te tromper. Mais je serai là pour te le faire savoir. »

Geary et Desjani débouchèrent côte à côte sur le quai de la station d’Ambaru, à la sortie de la rampe du vaisseau de transport de passagers. Ils étaient sur le qui-vive, à l’affût de problèmes éventuels, mais s’efforçaient de paraître décontractés malgré la tension.

Deux rangées de fantassins armés de pied en cap les attendaient. Au garde-à-vous, les soldats formèrent une sorte de corridor qu’ils entreprirent de longer. S’agissait-il d’une simple garde d’honneur ou bien d’une escorte à peine déguisée destinée à appuyer une nouvelle tentative d’arrestation ? Geary, cette fois, ne disposait pas de ses fusiliers pour prévenir une réaction outrancière du gouvernement.

Au moins n’étaient-ils pas cuirassés, ces soldats, mais resplendissants dans leur tenue d’apparat. S’il devait être arrêté, ses geôliers seraient sur leur trente et un.

Par-delà la garde d’honneur, d’autres soldats retenaient la foule qui s’amassait dans les passerelles entre les quais et qui, à la vue de Geary, poussa des acclamations. Cela aussi, c’était de bon augure : il paraissait peu vraisemblable que le gouvernement commît la folie de l’arrêter en public. Qu’adviendrait-il si ces soldats tentaient de le maîtriser ou de l’interpeller, et si lui-même choisissait de se porter au-devant de cette foule ? Cette réaction de sa part serait-elle le grain de sable qui signerait la décomposition de l’Alliance ?

En dépit de ses nerfs à fleur de peau et de la gêne que lui procurait toute cette adulation, Geary se contraignit à sourire et à agiter la main pour saluer la foule. Puis il aperçut l’amiral Timbal, en train de l’attendre au pied de la rampe, et sentit se dissiper une partie de sa tension. Bien qu’il fût un politicien comme la plupart des militaires haut gradés de cette époque, Timbal lui avait paru tout à la fois honorable et fermement attaché à son propre camp, du moins avant qu’ils ne quittent Varandal. Il salua Geary et retourna son salut à Desjani avec toute la rigidité d’un homme qui n’a appris ce geste que très récemment et tient à le montrer. « Bienvenue, amiral Geary. Heureux de vous rencontrer en personne, capitaine Desjani.

— Merci, amiral », répondit Desjani en saluant de nouveau, nonchalamment mais avec correction. Geary avait la certitude qu’elle n’avait imprimé cette nonchalance à son geste que pour souligner qu’elle le pratiquait depuis de longs mois. « Je m’étonne de voir des civils ici, amiral », ajouta-t-elle en montrant la foule.

Le sourire de Timbal se durcit. « Ils n’auraient pas dû être là. Votre arrivée aurait dû être tenue secrète et discrète pour éviter les “troubles”. C’est du moins ce qu’on m’a dit. Mais la nouvelle a fini par filtrer et, une fois que les civils ont commencé à franchir les barrières en masse pour voir Black Jack, que pouvions-nous faire ? » Il regarda autour de lui. « Les ordres sont arrivés il y a deux semaines du QG de la flotte. Nous devions éviter toute initiative susceptible de “mettre en exergue de façon inappropriée tout officier pris individuellement”, pour reporter plutôt l’attention sur “les accomplissements de l’ensemble du personnel”.

— Sincèrement, je n’y vois aucune objection, déclara Geary. Il me semble même que c’est une excellente idée.

— Effectivement, convint Timbal, légèrement sarcastique. Mais, dans la mesure où les galonnés du QG n’en sont arrivés là qu’en s’attribuant un rôle de premier plan dans toutes les victoires remportées, j’ai le plus grand mal à avaler leur très récente passion pour l’humilité de leurs prochains. » Timbal adressa un signe de tête au commandant de la garde d’honneur et tourna les talons, s’apprêtant à partir. « Si le capitaine Desjani et vous-même voulez bien me suivre ? »

Geary s’exécuta en se demandant si la garde d’honneur allait leur emboîter le pas. Mais les fantassins restèrent sur place, louchant dans sa direction pour le regarder s’éloigner.

Timbal hocha de nouveau la tête comme s’il lisait dans ses pensées. « Rien de si ostentatoire cette fois-ci, murmura-t-il à l’attention de Geary. Surtout devant tous ces spectateurs.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Geary.