Il hocha lentement la tête. « C’est vrai. Pour l’heure, j’aimerais assez disposer d’une autre option que traverser la moitié de l’espace de l’humanité avant de sauter dans un territoire extraterrestre armé jusqu’aux dents. Mais, pour autant que nous le sachions, aucune autre ne serait préférable à celle qui nous échoit. »
Elle eut un sourire désabusé. « Je me demande comment ils réagiraient s’ils rencontraient réellement ces extraterrestres qu’ils craignent tant de nous voir agresser.
— Notre mission est précisément de veiller à ce qu’ils ne les rencontrent pas, ou, le cas échéant, à ce que les extraterrestres consentent à communiquer et coexister avec nous. »
Desjani eut un rire bref. « Autrement dit, si nous réussissons dans notre entreprise, ces contestataires ne sauront jamais ce que nous avons fait.
— Quelqu’un m’a demandé pourquoi je continuais à croire à la “justice”, reprit Geary. Quand je songe aux arguments que vous venez de soulever, je dois reconnaître que c’est une bonne question. En réalité, je ne suis pas certain d’avoir jamais vu ce qui est “juste”.
— Ce n’est pas parce que vous ne l’avez jamais vu que ça n’existe pas. »
Il réfléchissait encore à cette dernière observation quand l’officier des transmissions intervint : « Ils diffusent leur cochonnerie sur tous les canaux, amiral. Les gens de ce système stellaire ne sympathiseront de toute façon pas avec leurs messages, mais cette intervention va susciter l’exaspération et rendre tout accord plus épineux. J’espère que les défenses de Varandal agraferont ces imbéciles. »
Un de ses collègues sourit. « Ces vaisseaux ne sèmeraient sûrement pas des spectres, amiral. »
Au lieu de lui rendre son sourire, Desjani lui jeta un regard morne. « Nous ne tirons pas sur les pacifistes, lieutenant. Si ces gens n’émettent que sur des fréquences autorisées, ils peuvent le faire tant qu’ils le veulent. Nous ne sommes pas les Syndics mais l’Alliance.
— Oui, commandant, répondit le lieutenant en rougissant légèrement d’embarras. Je plaisantais.
— Compris. Mais des gens qui disposent comme nous d’autant de puissance de feu devraient faire plus attention aux plaisanteries qu’ils balancent. »
Geary fit un signe de tête à Desjani puis vérifia ses propres communications. « La plupart de mes canaux sont toujours libres.
— Parce que nos émetteurs sont assez puissants pour percer les interférences émises par des vaisseaux éloignés, amiral, lui expliqua l’officier des trans.
— D’accord. Nous allons nous contenter de les ignorer, j’imagine. Ce n’est pas notre problème et ils ne nous apprendront rien que nous ne sachions déjà. »
Deux destroyers affectés aux défenses de Varandal pourchassaient encore les protestataires le lendemain quand la flotte atteignit le point de saut pour Atalia. Geary inspira profondément, en se demandant si les sauts lui feraient jamais l’effet d’une pure routine ou s’il continuerait de s’inquiéter, de manière obsessionnelle, de ce qui les attendrait au point d’émergence. « À tous les vaisseaux, sautez à T dix. »
Sur les écrans donnant sur l’extérieur, les innombrables étoiles et la nuit qui les séparait disparurent, remplacées par le néant et la grisaille de l’espace du saut. Une des étranges lumières qui ne cessaient d’y clignoter brilla brusquement plus fort quelque part devant eux, comme pour souhaiter la bienvenue à la flotte ; impossible de dire si elle était proche ou lointaine, rien ne permettait d’évaluer sa distance, pourtant elle donnait l’impression de se trouver tout près. Elle scintilla brièvement puis s’éteignit, de nouveau perdue dans la grisaille.
Geary mit un bon moment à se rendre compte que, pendant qu’il fixait cette lumière, tout le monde sur la passerelle avait le regard braqué sur lui. Lorsqu’on s’aperçut qu’il en avait pris conscience, tous recommencèrent à s’activer. Hormis Desjani, qui balaya la passerelle d’un œil menaçant avant de lui jeter un regard penaud. « Ils se demandent encore si vous étiez parmi ces lumières durant votre siècle d’absence.
— Est-ce que je ne saurais pas quelques menus détails à leur propos si ç’avait été le cas ? aboya-t-il, agacé. Je vous ai déjà dit que non.
— Vous m’avez dit que vous ne parveniez pas à vous en souvenir. »
Difficile de rester fâché sans raison, car aucune preuve ne le corroborait ni ne le contredisait, et il n’y en aurait jamais, à moins d’accepter que ce problème continue à le turlupiner jusqu’à la fin de ses jours, ce qui serait vraisemblablement le cas. « Je ne pourrai jamais me soustraire à certains inconvénients, j’imagine. »
Elle opina. « Pas entièrement. Mais, une fois que nous aurons gagné le territoire syndic, nos gens auront bien autre chose en tête. »
Atalia n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois où ils avaient traversé son système. Bien que les bombardements de l’Alliance ne transforment plus les bâtiments neufs en cratères aussi vite qu’on les construisait et que le système ne serve plus de champ de bataille occasionnel aux forces de l’Alliance et des Mondes syndiqués, il restait encore une effroyable quantité de décombres à déblayer, et Atalia n’était pas un système opulent. Même s’il avait été prospère autrefois, les fréquents combats qui s’y étaient déroulés l’auraient sans doute réduit à la misère durant ce siècle de guerre.
Une des rares différences, toutefois, était la présence près du point d’émergence d’un vaisseau estafette prêt à prévenir les autorités en cas d’attaque d’Atalia. C’était, jusque-là, la seule contribution de l’Alliance à la défense de ce système.
Assise devant son écran, la tête en appui sur un coude, Desjani laissa tomber : « Ça me fait tout drôle d’être là et de ne pas tout faire sauter.
— Il ne reste plus grand-chose à réduire en cendres », fit observer Geary. Il fixait son propre écran en secouant la tête. « La guerre a méchamment touché ce monde.
— En fait, il s’en est plutôt bien tiré. » Sa voix s’était brusquement tendue. « Comparé à d’autres.
— Je sais. » Sujet sensible. Trop de systèmes stellaires avaient été réduits à un bien plus triste état. Trop d’entre eux appartenaient à l’Alliance. Peu enclin à l’affronter, Geary avait soigneusement évité de s’informer du nombre de milliards d’hommes qui avaient péri pendant la guerre, dans un camp comme dans l’autre. Mais Tanya, comme tous ses collègues, avait grandi en toute connaissance de cause, en même temps que ces effroyables statistiques, et continué de les regarder s’élever d’année en année. Mieux valait parler d’autre chose. « Ils ont un aviso, maintenant.
— J’ai remarqué. » Un aviso syndic, bâtiment légèrement plus grand qu’un destroyer de l’Alliance, gravitait autour de l’étoile dans le système intérieur. Il n’aurait pas représenté une bien grande menace pour la flotte de l’Alliance même s’il ne s’était pas trouvé à près de six heures-lumière de distance. « Je me demande s’il est là sur l’ordre du gouvernement syndic ou s’il a fait allégeance à l’Alliance.
— Laissons à nos émissaires le soin de s’en inquiéter, déclara Geary.
— Bonne idée. On pourrait en laisser un ici. » Desjani jeta un regard vers le fauteuil inoccupé de l’observateur. « Je devrais sans doute m’estimer heureuse de ne pas les voir constamment traîner sur la passerelle. Ce général adore se promener dans les coursives pour se faire bien voir de l’équipage.
— Il s’entraîne à devenir un politicien.
— … mais je n’y ai encore jamais vu l’autre. »