Carabali lui adressa un signe de tête, toute pétrie de professionnalisme.
« Les systèmes de visée de la flotte vont dresser une liste des cibles susceptibles d’être bombardées afin de ménager un corridor de sécurité pour vos forces de débarquement. Je veux que vous l’étudiiez avec les commandants de vos navettes ; assurez-vous que vous bénéficierez de la marge de sécurité requise. »
Nouveau hochement de tête. « Quelles seront les restrictions pour mes fusiliers, amiral ? demanda Carabali.
— Votre débarquement sera précédé de la diffusion de messages expliquant aux Syndics que tous ceux qui éviteront d’engager le combat avec nos troupes seront épargnés, mais que l’on neutralisera par tous les moyens nécessaires les gens qui s’aviseraient de faire feu sur elles, de faire mine de cibler nos armes ou de se porter à la rencontre de nos forces. »
Carabali eut un mince sourire. « Cela devrait fournir un cadre suffisant à mes hommes. »
Le général Charban adopta l’attitude d’un camarade de combat pour s’adresser à ses pairs : « Il est vital que vos fusiliers se plient à ces restrictions et fassent preuve d’une grande retenue.
— Entendu, répliqua poliment Carabali.
— Et, de toute manière, les fusiliers sont célèbres pour leur modération », fit observer Duellos.
Un grand rire secoua toute la tablée. Carabali adressa un signe de tête entendu à Duellos, sans cesser de sourire, mais celui de Charban, un tantinet tardif, semblait aussi légèrement crispé.
« Nous allons dévaster une zone assez conséquente pour entrer, fit remarquer Tulev. Tant pour préserver la sécurité de nos forces que pour donner aux commandants en chef d’autres systèmes syndics une sorte de leçon de choses, et leur faire comprendre qu’ils ne peuvent en aucun cas exiger une rançon pour la libération de notre personnel sans payer le prix fort.
— Exactement, renchérit Geary. Cette intervention a un objectif secondaire d’importance : il s’agit de bien faire comprendre à ceux qui détiennent des prisonniers de guerre de l’Alliance qu’ils ne peuvent pas s’en servir comme d’otages dans des négociations. Que, si l’on s’y aventurait, on risquerait de perdre bien plus que ce qu’on espérait gagner. Nous ne tenons pas à affronter encore cette ineptie dans d’autres systèmes stellaires. Bon, nous n’aurons pas à tenir compte de la menace de vaisseaux de guerre, de sorte qu’il ne faudra nous inquiéter que des défenses de surface et des installations sur orbite fixe. Un rayon de particules émis depuis le sol peut être assez puissant pour transpercer les boucliers et la coque d’un cuirassé. Tous les vaisseaux devront se livrer à des manœuvres évasives aléatoires dans le cadre de la position qui leur aura été assignée. Des questions ?
— Pouvons-nous détruire les bâtiments en chantier dans ce système ? demanda le capitaine Neeson.
— Non. Ils ne constituent pas une menace plausible, ni pour nous ni pour l’opération. Les détruire reviendrait à outrepasser les limites fixées par le traité de paix pour l’exercice de nos droits. » Geary fit le tour de la tablée du regard. « Nous allons nous conduire correctement. Non pas à cause de ce que les Syndics pourraient dire de nos agissements, mais parce que notre flotte opère ainsi. Qu’il soit bien entendu qu’il n’y aura pas d’“accidents de tir”, de la part d’aucune arme, sur des cibles non désignées. Aucun “dysfonctionnement inexpliqué” des systèmes de visée, et aucun “pépin” des mécanismes de lancée. »
Certains officiers affectèrent une mine innocente, d’autres feignirent d’être scandalisés et quelques-uns sourirent ouvertement. Mais Geary se persuada qu’ils se conformeraient à d’aussi limpides instructions. « Y a-t-il d’autres questions ? Nous ne disposons pas de beaucoup de temps pour préparer cette opération, aussi, si jamais vous voyiez quelque obstacle, informez-m’en le plus tôt possible, pendant que nous continuerons d’avancer. »
Il n’y eut pas d’autre intervention, mais, à la fin de la réunion, Jane Geary le fixa longuement avant de disparaître. Il ne s’était pas attendu à de nombreuses questions de la part de cette flotte. Les plus rudes auraient surgi s’il avait décidé de ne pas recourir à la force en de telles circonstances.
La plupart des images des commandants, ainsi que celles des deux émissaires, s’évanouirent dans un flou continu de disparitions successives, jusqu’à ce qu’il ne restât plus avec Geary et Desjani que Duellos et Badaya.
Badaya était radieux. « Je peux vous dire que les politiciens n’approuvaient guère votre décision. Cette opération va mettre les Syndics au pas, mais elle leur rappellera aussi qui commande, et à bon escient.
— Espérons-le », convint Geary, feignant d’être grosso modo du même avis que Badaya mais s’efforçant de rester le plus vague possible. Sans doute la conduite des politiciens l’irritait-elle, mais, compte tenu du caractère imprévisible de Badaya, il n’avait pas trop le choix.
L’officier sourit de nouveau largement, fit un clin d’œil à Desjani, salua et disparut à son tour.
« J’espère que vous n’allez pas vous aussi nous abreuver de sous-entendus, lâcha Desjani, l’air très agacée, en jetant un regard noir à Duellos.
— Moi ? Des sous-entendus ? » Duellos arqua un sourcil inquisiteur. « J’aimerais seulement savoir comment vous vous y êtes prise. »
Elle feignit l’innocence. « Je n’ai rien à voir là-dedans. L’amiral est arrivé de lui-même à cette conclusion.
— Sans aucune aide ?
— Aucune, répondit Desjani. Pratiquement.
— Pratiquement ? » Duellos hocha la tête et écarta les mains. « Je ne suis pas un homme assoiffé de sang, amiral, mais il me semble que vous êtes parvenu à la seule conclusion logique, pratiquement de votre propre chef, quant à la ligne d’action à adopter.
— Je suis ouvert à tous les avis, répondit Geary. Mais, dans la mesure où je tiens en haute estime votre jugement et votre expérience, j’attache le plus grand prix à votre approbation. »
Duellos se leva et se fendit d’une petite courbette ironique. « Nous perdons notre temps ici, déclara-t-il. C’est une diversion en même temps qu’une distraction. Pourquoi le gouvernement insiste-t-il tant là-dessus, alors qu’en apprendre plus long sur les extraterrestres me semble une priorité autrement urgente ?
— Si jamais vous trouvez la réponse à cette devinette, faites-le-moi savoir. »
Duellos fit mine de prendre congé puis pila. « Ironique, non ? Nous avons passé de longs mois à tenter de rentrer chez nous, en nous efforçant de comprendre les mobiles et la manière de raisonner d’une espèce extraterrestre dont nous soupçonnions l’existence. Et, à présent, nous cherchons à percer à jour les mobiles et la façon de penser de notre propre gouvernement. Ce qui me rappelle… Vous comptez surveiller ces fusiliers de près, n’est-ce pas ? Ces restrictions que vous leur avez imposées ne pourraient que trop aisément être interprétées comme un permis de tuer tout ce qui leur paraîtrait hostile.