— Je ne sais pas exactement. » Timbal fronça les sourcils au moment d’entrer dans un couloir apparemment interdit aux civils et aux autres militaires, de sorte qu’il s’étirait devant eux, vide et désert. Les cloisons de métal et de matériau composite qui, cent ans plus tôt, à l’époque de Geary, auraient été tapissées d’écrans montrant des images de minerai brut ou de scènes extérieures, étaient désormais nues, révélant des surfaces exposées et des réparations grossières, signe supplémentaire des tensions auxquelles avait été soumise l’Alliance et tout ce qu’elle avait construit pour poursuivre le conflit pendant des décennies. « Techniquement, Varandal n’est pas sujette à la loi martiale mais ça revient pratiquement au même. Le gouvernement a l’air de croire la situation explosive : Varandal serait la première à sauter, et je n’ai pas besoin de vous expliquer qui, selon lui, serait le détonateur.
— Pourtant, il continue à concentrer la flotte ici, fit remarquer Desjani.
— Oui, capitaine. Il craint à la fois de la cantonner sur un seul système et de la disperser de peur de ne pouvoir la surveiller tout entière. De sorte qu’il n’en a rien fait. » Il lui adressa un sourire oblique. « Pardonnez mon impolitesse. Félicitations à tous les deux. Vous avez certainement dû agir vite pour pouvoir vous marier dans le bref intervalle où vous étiez encore tous les deux capitaines, mais où vous n’apparteniez pas à la même chaîne de commandement. Vous avez sacrément agacé le QG, vous savez.
— Merci, répondit Geary, tandis que Desjani se contentait de sourire. Ravi d’apprendre que nous avons au moins réussi cela. Où allons-nous ?
— Dans la salle de conférence 1A963D5. Je ne connais qu’un seul de ses actuels occupants. » Il jeta un regard à Geary. « Le sénateur Navarro, président du Grand Conseil.
— Il est seul ?
— Il est accompagné, mais j’ignore qui et combien sont les autres. Le périmètre de sécurité a sept couches d’épaisseur et chacune est aussi hermétique qu’un sexe de nonne. » Timbal hésita un instant puis reprit à voix basse. « Un tas de gens s’imaginent que Navarro n’est là que pour recevoir vos ordres. Je ne le crois pas moi-même parce que je vous connais et que je me suis déjà entretenu avec vous, mais j’ai entendu nombre d’affirmations allant dans ce sens : vous tireriez les ficelles. »
Geary s’efforçait encore de trouver la réponse adéquate quand Desjani prit la parole : « Tout succès stratégique exige une feinte tactique, amiral Timbal. Beaucoup d’officiers se plaisent à croire que le gouvernement se plie aux diktats de l’amiral Geary. »
L’autre hocha la tête. « Tandis qu’ils seraient mécontents qu’il s’en abstînt. Je comprends. Mais nous sommes sur le fil du rasoir. Le QG de la flotte ne cesse d’émettre des instructions draconiennes, apparemment destinées à prouver qu’il tient les rênes. La flotte obéit, mais ces exigences arbitraires et parfois futiles lui pèsent de plus en plus.
— Je l’ai entendu dire par certains commandants de vaisseau, affirma Geary. Personne ne sait ce qui se passe. Ils se contentent de continuer à orbiter ici.
— Je n’en sais pas plus qu’un autre, mais la seule présence du président du Grand Conseil me donne à penser qu’on attend votre retour pour vous exhorter à agir. » Timbal se rembrunit, affichant pleinement son incertitude. « Et ils comptent envoyer la flotte en mission. Bien que les subsides aient été coupés partout, on m’a ordonné d’assurer malgré tout ici les réparations de tous les vaisseaux endommagés. Compte tenu de leur coût, ces ordres doivent provenir autant du gouvernement que du QG de la flotte. Maintenez-les sur place et procédez aux réparations. Tels ont été mes ordres.
— Avez-vous eu l’occasion de parler de ce qui se passe avec des officiers de la flotte ? demanda Geary.
— Oui. Mais la plupart présument que c’est vous qui avez ordonné la poursuite des réparations pour des raisons personnelles. Personne ne semble avoir le moindre indice, ce qui est très inhabituel. Vous savez à quel point il est difficile de garder le secret. »
Desjani secoua la tête. « Comment peut-on préparer convenablement la flotte à une mission quand on ignore ce qu’elle sera ?
— Que je sois pendu si je le sais. » Timbal laissa transparaître son aigreur. « Le gouvernement a totalement cessé de se fier aux militaires depuis des décennies, mais il n’en reste pas moins suprêmement agaçant d’être traités comme si on ne nous faisait pas confiance. On ne m’a rien dit de bien substantiel, mis à part les ordres pour aujourd’hui, et ce, s’agissant des dispositifs de sécurité, sous le sceau du Grand Conseil. Je ne suis pas non plus convié à cette réunion, amiral Geary. On m’a dit qu’elle ne concernait que vous seul. »
Desjani observait une impavidité toute professionnelle, mais Geary sentait qu’elle n’était pas contente. Lui non plus, au demeurant, jusqu’à ce qu’il prît conscience qu’ils étaient tous les deux protégés par sept couches hermétiques de sécurité. « Pour parler franchement, dit-il à Timbal, il ne serait pas mauvais d’avoir la certitude que le capitaine Desjani et vous continuez de communiquer avec le reste du monde en dehors de la réunion, en position d’agir ou de réagir de façon appropriée. »
Cette fois, Timbal eut un sourire crispé. « Certaines personnes qui refuseraient de m’écouter accepteraient n’importe quoi de la part du capitaine. On tient pour acquis qu’elle parle en votre nom. »
Geary surprit dans ses yeux une lueur de mélancolie lorsqu’il prononça cet éloge, mais Desjani se contenta d’opiner. « Je veillerai au grain pendant la réunion, amiral, affirma-t-elle.
— Vous n’avez pas besoin d’adopter un ton officiel avec votre époux quand nous sommes entre nous, l’avisa Timbal.
— Bien sûr que si, amiral, répliqua-t-elle. Dans toute situation d’ordre professionnel, il reste l’amiral Geary et moi le capitaine Desjani. Nous en sommes convenus. »
Ils tournèrent un coin et, à l’autre bout de ce nouveau couloir, aperçurent ce qui devait être la première barrière de sécurité : un poste de contrôle occupé par une entière escouade. « Combien y en a-t-il donc ? demanda Geary à Timbal.
— Il y a suffisamment de soldats et de postes de contrôle éparpillés dans ce secteur de la station pour occuper toute une brigade de forces d’intervention à terre, répondit Timbal. Pas un rond pour le reste, mais largement de quoi répondre à un souci obsessionnel de la sécurité. Toutes les issues sont gardées, entrées et sorties, et je dis bien toutes, par plus d’un poste de contrôle. Aucune communication n’entre ni ne sort. Totalement sécurisé et isolé. Une fois que vous aurez passé deux des postes de contrôle, vous ne pourrez plus envoyer ni recevoir un message. »
La com de Geary bipa de façon pressante. « Nous pouvons donc nous estimer heureux, j’imagine, que celui-là nous parvienne à présent. » Il consulta l’écran, reconnut l’identité de l’expéditeur et afficha le message tout en marchant. Il s’arrêta brusquement pendant sa lecture, provoquant ainsi la halte brutale de Desjani et Timbal, qui le dévisagèrent, mi-inquiets, mi-intrigués. « Qu’est-il arrivé ? demanda Desjani.
— Rien encore. Mais…» Geary ravala la suite, la fureur bouillonnant en lui alors qu’il s’efforçait de rester calme. « Le capitaine Duellos m’informe que la flotte vient de recevoir la notification d’accusations relevant de la cour martiale portées contre un grand nombre de commandants de vaisseau. Il m’a transmis le message. »
Si Timbal feignait la surprise ou l’incrédulité, il se débrouillait très bien. « Quoi ? Je n’ai rien vu de… Puis-je, amiral ? » Geary lui tendit son unité de communication et Timbal lut rapidement. « Incroyable. Plus d’une centaine d’officiers ! Techniquement, ces charges sont justifiées, mais quel bougre d’idiot…» Il serra les dents. « En fait, je songe plutôt à plusieurs idiots qui pourraient en être responsables. Quelques-uns sont affectés au QG de la flotte en ce moment même. Je vous ai dit que le QG cherchait à raffermir son contrôle, mais je n’imaginais pas qu’il pourrait faire une telle sottise.