Sa brève seconde de désorientation prit fin lorsque son cerveau commença à appréhender les images qu’il enregistrait : un corridor plongé dans la pénombre le long duquel s’alignaient des portes. Les fusiliers progressaient rapidement, l’arme prête à tirer, et ils atteignirent le bout du couloir. Sur l’ordre du lieutenant, un homme tendit la main vers une porte verrouillée et imprima une torsion au cadenas avec toute la vigueur démultipliée que lui procurait sa cuirasse de combat. Le métal céda avec un crissement de protestation et la porte s’ouvrit à la volée.
Deux hommes vêtus de l’uniforme passablement défraîchi des forces terrestres de l’Alliance se tenaient à l’intérieur, immobiles et montrant leurs mains nues. Ils eurent assez de bon sens pour ne pas bouger alors que les armes de fusiliers nerveux étaient braquées sur eux. « Où sont vos gardes ? leur demanda le lieutenant.
— Étage supérieur. Un poste au bout de chaque couloir, répondit aussitôt un des prisonniers. Ils sont trois normalement.
— Vu. Ne bougez pas avant l’arrivée des renforts. » Le lieutenant envoya ses hommes gravir l’escalier au bout du corridor. Leur cuirasse de combat leur permettait de sauter plusieurs marches à la fois. Ils enfoncèrent les portes du niveau supérieur.
Le poste de garde était déserté et le voyant de son alarme clignotait aussi futilement que frénétiquement. « Les gardes ont abandonné leur poste dans ce baraquement », rapporta le lieutenant. Geary entendit son capitaine répondre « Bien reçu » d’une voix coupante, « Veillez à les vérifier tous. Les ingénieurs vont venir désactiver les panneaux d’alerte et s’assurer qu’ils ne sont pas reliés à un système de l’homme mort. Interdisez à vos hommes d’y toucher.
— Entendu. » Un instant plus tard, le lieutenant poussait un rugissement : « Orvis ! Rendillon ! Ne touchez pas à ces foutus boutons ! »
Geary referma la fenêtre. Il se sentait coupable de se concentrer sur une infime partie du tableau alors que la flotte tout entière était sous sa responsabilité. « Pourquoi faut-il que, dès qu’un fusilier ou un spatial aperçoit un bouton, il s’empresse d’appuyer dessus ?
— Vous ne vous êtes jamais demandé ce qu’ils faisaient avant qu’on invente ces boutons ? demanda Desjani. Il y avait certainement un autre geste qui leur était interdit.
— Aucune résistance, annonça Carabali. Les gardes sont terrés dans leurs baraquements et se rendent aux premiers fantassins qui y font irruption. »
Tout se passait bien, quoi qu’il en fût. « Pas de problèmes ?
— Toujours pas. Les trois quarts du camp sont maintenant sécurisés. Cent pour cent dans cinq minutes selon notre estimation.
— Merci. » C’était sans doute trop beau, pourtant il ne détectait aucun problème caché prêt à leur tomber dessus. Il s’efforça de se détendre tout en restant sur le qui-vive et, partageant son attention entre plusieurs écrans, regarda ses vaisseaux louvoyer et zigzaguer à intervalles irréguliers afin de se soustraire à toute tentative pour les cibler depuis le sol ; les zones vertes « dégagées » du camp de prisonniers grandirent sur son écran jusqu’à le couvrir entièrement, puis il attendit que les fusiliers eussent vérifié qu’aucun piège n’était activé avant de commencer à enfoncer toutes les portes pour, ensuite, cornaquer de nouveaux prisonniers libérés vers les cours où les attendaient les navettes.
Une autre fenêtre s’ouvrit à côté de lui. « Nous commençons à obtenir l’identification des prisonniers, amiral, lui apprit le lieutenant Iger. C’était apparemment un camp de travail réservé aux V. I. P.
— Aux quoi ?
— Aux V. I. P., amiral. Toutes les identifications que nous obtenons concernent un amiral ou un général. Il y a certes parmi eux des officiers d’un grade inférieur, et, par “grade inférieur”, j’entends au moins des capitaines et des colonels, mais tous ces hommes et femmes ont été amplement décorés et jouissaient d’une grande influence avant leur capture. Nous savons à présent où étaient détenus les officiers supérieurs et pourquoi les plus hauts gradés des camps de prisonniers libérés avant celui-ci n’étaient que capitaines et colonels. Nous avons bien trouvé quelques civils, mais même eux sont des officiels de haut rang et des dirigeants politiques enlevés à la suite de raids ou d’attaques contre l’Alliance. Aucun troufion.
— Décorés et influents ? répéta Geary, son petit doigt lui soufflant que ces deux mots avaient leur importance.
— Oui, amiral. Comme… euh… le capitaine Falco. »
Le capitaine Falco. Individu isolé qui avait pourtant réussi à déclencher une mutinerie contre lui et causer la perte de plusieurs vaisseaux. Et ce camp de prisonniers était rempli de personnages aux antécédents similaires. « Merci, lieutenant.
— Autre chose, amiral ?
— Non, merci. » Il fallait qu’il y réfléchisse. Ces individus étaient-ils encore précieux pour l’Alliance ? Pour le gouvernement ? Mais, s’ils se coulaient dans le même moule que ceux qu’il avait vus jusque-là, ils seraient plutôt une épine dans son pied. « Attendez, lieutenant. J’aimerais que vous examiniez leurs états de service. Avant leur capture. Afin de savoir si, parmi ces V. I. P., certains disposaient de connaissances, de capacités ou de relations politiques spécifiques vitales exigeant leur prompt retour au sein de l’Alliance. » En formulant ainsi sa requête, il ne donnait pas l’impression de chercher à découvrir la raison pour laquelle le gouvernement l’envoyait dans ce système.
« Oui, amiral.
— Qu’a-t-il dit ? » demanda Desjani quand Geary mit fin à la conversation. À l’inquiétude que trahissait sa voix, Geary comprit qu’il n’avait que trop laissé transparaître son appréhension.
« Reparlons-en plus tard. » Pour l’instant, il avait d’autres soucis en tête. Valait-il mieux prendre ces V. I. P. à bord de l’Indomptable afin de les garder sous les yeux ou bien les entasser ailleurs, là où il n’aurait pas à déjouer leurs intrigues ? Je pourrais plus aisément les transférer sur d’autres vaisseaux si j’en ressentais le besoin, en les regroupant tous au même endroit pour les avoir sous la main. Il s’empressa d’appeler Carabali. « Changement de procédure, général. J’aimerais qu’on remette tous les prisonniers libérés au Typhon et au Mistral. Les transports d’assaut sont mieux équipés pour un filtrage et des examens médicaux rapides. »
Le commandant des fusiliers réfléchit puis hocha la tête. « Très bien, amiral. Je vais ordonner aux navettes de se diriger vers le Typhon et le Mistral. Ces deux bâtiments en sont-ils déjà informés ? »
Carabali pouvait se montrer très diplomate pour un fusilier. « Je leur en ferai part dès la fin de cette conversation.
— Parfait, amiral. Je dois pourtant vous dire que la première navette a d’ores et déjà décollé avec l’ordre de gagner l’Indomptable. Dois-je aussi la détourner ? »
Zut ! Ce brusque revirement risquait de soulever trop de questions. « Non. Nous prendrons ceux-là à notre bord. »
Il se tourna vers Desjani. « L’Indomptable n’hébergera que les passagers d’une seule navette. Les autres prisonniers seront recueillis par le Typhon et le Mistral. »