Il reprit la parole pour accueillir les prisonniers libérés et leur exposer la mission de la flotte. « Hélas, bien que vous méritiez tous de regagner dès que possible l’espace de l’Alliance, nous sommes déjà trop engagés dans le territoire syndic. Je ne peux pas me permettre de détacher de la flotte un de mes transports d’assaut pour vous ramener, à moins de lui fournir aussi une forte escorte de vaisseaux de guerre, et, compte tenu de notre ignorance des dangers que nous devrons affronter dans l’espace extraterrestre, réduire à ce point mes forces me paraît risqué.
» Il m’est aussi également impossible, malheureusement, de m’entretenir avec chacun de vous en tête-à-tête. Nous sauterons bientôt vers Hasadan puis nous emprunterons l’hypernet syndic pour gagner Midway, de sorte que nous n’aurons guère l’occasion de communiquer de vaisseau à vaisseau. »
Et, finalement, la question qu’il répugnait à poser : « Des questions ? »
Plus de deux cents hommes et femmes prirent la parole en même temps. Le logiciel de conférence virtuelle bloqua automatiquement toutes les transmissions audio, ne surlignant que chaque individu qu’il souhaitait entendre. « Une seule personne à la fois, s’il vous plaît », les exhorta-t-il d’une voix plus forte que nécessaire puisqu’il n’était pas contraint de crier pour tous les faire taire. Se résignant à l’inéluctable, il désigna l’amiral qui s’était exprimé le premier. « Vous avez une question ? »
L’officier se leva de nouveau, le visage tendu, et, au lieu de s’adresser directement à Geary, fit du regard le tour de la tablée. « Les procédures de la flotte doivent être respectées quelles que soient les circonstances. Nous sommes des commandants de terrain hautement respectés et expérimentés. L’ordre du jour exige que nous convenions à l’unanimité d’un commandant en chef…»
Cette fois, ce fut un autre ex-prisonnier, amiral lui aussi, qui lui coupa la parole en pointant Geary de l’index. « Servez-vous de votre cervelle autrement que pour bavasser, Chelak. Cet homme est Black Jack. Il est notre égal en grade, il est déjà aux commandes, et tous les matelots et officiers de la flotte avec qui je me suis entretenu le soutiennent.
— Je suis plus ancien dans le grade ! s’insurgea Chelak. Je mérite le respect, comme vous tous !
— Lui aussi l’a mérité, lâcha un général du beau sexe. Je m’efforce encore de m’informer de ce qui s’est passé depuis ma capture, mais il crève les yeux qu’aucun de nous n’appréhende assez bien la situation pour supplanter celui qui la comprend pleinement.
— Ça ne signifie pas que nous devons faire fi de l’honneur et de la tradition », rétorqua une autre femme. C’était un amiral.
« Serions-nous censés donner des leçons à Black Jack en matière d’honneur et de tradition ?
— Nous ne savons pas s’il est vraiment…
— Mettez-vous plutôt au courant des événements des derniers mois », suggéra le deuxième amiral du sexe fort.
Une centaine d’officiers se remirent à parler en même temps.
Carabali se leva, attirant leur attention à tous. « L’infanterie de la flotte obéira aux ordres de l’amiral Geary », affirma-t-elle avant de se rasseoir. Un brusque silence se fit. Sa déclaration péremptoire parut flotter comme en suspension.
« Certains d’entre vous me connaissent peut-être, opina le général Charban. Je peux vous certifier que le gouvernement et le QG de l’Alliance ont fermement placé l’amiral Geary aux commandes.
— Comme si nous nous souciions de leur avis », cria quelqu’un.
Nouveau tumulte. Des centaines de voix furent brutalement coupées, de sorte que les images de ces galonnés semblaient s’invectiver silencieusement.
Tulev jeta un regard vers Geary et s’adressa à lui par un canal privé. « Ça dépasse l’imagination. Vous pourriez leur parler pendant des semaines sans aboutir à rien. »
Carabali hocha la tête. « Trop de mâles dominants dans cette flotte. Vous feriez mieux de les entasser tous sur le Haboob et de court-circuiter tous les systèmes de com.
— Je vote pour. » La voix de Desjani venait de résonner dans l’oreille de Geary.
Il se tourna vers Charban et Rione. « Qu’en dit le gouvernement ? »
Rione lui rendit son regard. « Je n’ai reçu aucune instruction relativement au sort des ex-prisonniers. »
Charban écarta les mains. « Moi non plus. »
Geary bascula sur un circuit privé auquel eux trois seuls avaient accès. « Le gouvernement nous a ordonné de libérer cette bande. On m’a exhorté à conduire la flotte dans ce système. Pourquoi ? Que compte-t-il faire de ces gens ? Pourquoi avons-nous dû les récupérer avant d’entrer dans l’espace Énigma ?
— Je n’ai reçu aucune instruction », répéta Rione, imperturbable.
Suffit. « En ce cas, je regarde ce problème comme relevant de ma seule autorité. Aucun de vous n’est un représentant élu. Selon la loi de l’Alliance, hors de son territoire, le commandant en chef d’une flotte a toute autorité sur les civils qui travaillent pour le gouvernement ou sont liés à lui par contrat. Vous devrez donc agir tous les deux en tant qu’officiers de liaison avec les prisonniers libérés. Vous serez leurs contacts et vous devrez vous efforcer de résoudre tous les problèmes les concernant. Vous me tiendrez également informé de tous agissements de leur part susceptibles de compromettre la sécurité de la flotte, d’enfreindre son règlement ou les lois de l’Alliance. Autrement dit : le gouvernement les a voulus, que le gouvernement s’en charge ! »
Il survola de nouveau la tablée des yeux : Charban le fixait, horrifié, mais Rione, si elle avait légèrement rougi, affichait toujours le même masque impassible. Profitant de son avantage provisoire, Geary s’adressa à l’ensemble des prisonniers : « Je vous remercie de tous vos sacrifices et des services que vous avez rendus à l’Alliance. Les émissaires du gouvernement Rione et Charban seront désormais vos contacts principaux pour toute affaire vous concernant. J’ai hâte de vous voir regagner sains et saufs l’espace de l’Alliance. » Oh que oui, par les vivantes étoiles, j’ai hâte de voir ça. « Merci. En l’honneur de nos ancêtres. »
Il coupa la connexion avec le logiciel de conférence, tant pour lui-même que pour Carabali et Tulev, de sorte qu’aux yeux de tous les autres ils donnèrent l’impression d’avoir quitté le compartiment.
Il passa ensuite un bon moment à arpenter les coursives de l’Indomptable, peu désireux de se retrouver seul avec ses pensées dans sa cabine, et trop agité pour se poser. S’arrêter bavarder avec des matelots au travail lui était toujours d’une réconfortante familiarité, comme s’il n’avait pas perdu tout un siècle. Sans doute l’équipement était-il différent, mais les matelots restaient des matelots.
Tanya le rejoignit à un moment donné ; elle marcha un instant sans mot dire à ses côtés avant de prendre la parole. « Les confier aux émissaires était génial, mais ce n’est pas une solution, tu sais ?
— Je sais. Certains pourraient encore causer des troubles graves.
— Ton emprise sur la flotte est bien plus grande qu’à l’époque où Falco a surgi. En outre, tu as été nommé officiellement amiral en chef au lieu d’amiral par intérim. Et, autant qu’on le sache, aucun des commandants de vaisseau ne cherche à te contrecarrer.
— Autant qu’on le sache », admit-il.
Il n’eut pas l’occasion de développer, car Rione venait d’apparaître ; elle longeait la même coursive qu’eux dans leur direction, visiblement déterminée à les intercepter.
Elle se planta devant eux, leur bloquant le passage. « Je dois vous parler, amiral.