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Il releva les yeux pour la dévisager, médusé. « C’est pour cela que tu t’es interposée entre Benan et elle ? Tu voulais la protéger parce que tu avais pitié d’elle ?

— Je suis le commandant de ce vaisseau ! Je ne peux tolérer des infractions à la discipline ! » Elle lui jeta de nouveau un regard noir. « C’est pour cette raison que je suis intervenue. C’était ma responsabilité. Vu ? »

Il la fixa, conscient qu’elle ne discuterait jamais de ce sujet sans arrière-pensées. « Oui, m’dame.

— Bon sang, Jack ! Cesse de m’exaspérer. »

Geary n’avait jamais aimé son surnom. Il avait découvert avec horreur que le gouvernement l’en avait affublé pour bâtir la légende du plus grand héros que l’Alliance eût jamais connu. Mais Desjani ne l’avait jamais appelé Jack qu’à de rares occasions, et il avait découvert alors que ça lui plaisait. Cela dit, qu’elle y recourût à présent témoignait assez de son humeur. « Très bien. Je te demande pardon. Combien de temps comptes-tu encore te flageller pour ces sentiments que tu as éprouvés à mon égard alors que j’étais ton supérieur hiérarchique ? »

Elle agita la main sous son nez. « Toute ma vie. Et sans doute une bonne partie de la suivante. Je suis convaincue que bien d’autres péchés tarauderont ma conscience dans l’au-delà.

— Alors que dois-je faire si le capitaine Benan cherche encore à me défier ?

— À ta place, je ferais fusiller ce salopard, mais ça reste mon opinion personnelle. » Elle fixa le pont en fronçant les sourcils. « Pardon. Je sais que tu me demandais un conseil. Tu devrais te contenter de lui faire fermer son clapet, du moins si la harpie qu’il a épousée ne l’a pas déjà châtré. Flanque-lui si besoin ton poing dans le ventre. Empêche-le de te jeter le gant. Sinon, tu devras prendre de très vilaines décisions.

— D’accord ! » Il se leva, conscient que, dehors, des regards devaient se braquer sur la porte de Desjani. « Je te remercie encore d’avoir veillé à ce qu’un esclandre ne prenne pas place sur ton vaisseau. »

Elle lui jeta un regard suspicieux. « À ton service. »

Geary fit mine de prendre congé puis s’arrêta pour examiner une plaque apposée sur la cloison près de l’entrée, là où Desjani pourrait toujours la voir en quittant sa cabine. Des patronymes y étaient gravés, ainsi que des dates et les noms de différentes étoiles. Cette longue liste avait de toute évidence été complétée au fil des ans. Les premiers patronymes étaient ceux de jeunes officiers, mais les grades étaient de plus en plus élevés à mesure qu’on se rapprochait de la période présente. « Qui sont ces gens ?

— Des amis. »

Il lut le dernier nom de la liste. « Capitaine Jaylen Cresida.

— Des amis absents », compléta Desjani.

Il la regarda. Rivés sur la plaque, les yeux de Tanya évitaient de croiser les siens. « Puissent les vivantes étoiles briller sur leur mémoire », lâcha Geary avant de sortir et de refermer doucement l’écoutille derrière lui.

La nuit fut très agitée et le trouva finalement en train d’arpenter de nouveau les coursives du vaisseau. Cette déambulation au beau milieu de la nuit exigeait de lui un fameux talent de comédien s’il voulait éviter de paraître fébrile, nerveux ou inquiet aux yeux des hommes de quart. Que diable vais-je bien pouvoir faire de Jane Geary ? Tanya a raison. Autant j’ai réussi à rendre à cette flotte son professionnalisme, autant il me faut reconnaître qu’elle continue de donner la priorité à l’assaut, à la témérité, au besoin d’en découdre le plus vite possible avec l’ennemi. Et, si Jane a désobéi à mes ordres, c’était pour livrer une attaque audacieuse et éliminer une menace ennemie. S’agissant de remplir sa mission et de protéger nos troupes au sol tout en minimisant les pertes civiles chez les Syndics, elle a réussi son coup.

Ce qui ne me laisse guère de place pour la châtier sévèrement. Je ne peux pas condamner une initiative aussi efficace sans envoyer le mauvais message à la flotte. Si je fais de l’obéissance la seule vertu qui compte, je risque d’imposer une philosophie du combat au moins aussi nocive que le chaos indiscipliné que j’ai découvert à mon arrivée. Ai-je envie d’une flotte composée d’officiers comme le capitaine Vente, à qui, apparemment, on doit ânonner tout ce qu’on exige de lui ? Il faut que je trouve un moyen légitime de le relever de son commandement de l’Invulnérable, mais je n’ai encore rien sous la main.

À cette heure tardive, les gens étaient bien moins nombreux dans les coursives, et ceux encore debout se trouvaient pour la plupart à leur poste, de sorte que, lorsqu’une femme tourna un angle devant lui, Geary la repéra aussitôt.

Rione.

Elle hésita un instant puis se porta à sa rencontre jusqu’à ce que tous deux se retrouvent face à face.

« Comment allez-vous ? demanda Geary.

— J’ai connu pire. »

Poussée de culpabilité. « Y a-t-il quelque chose que je puisse dire ou faire ?

— J’en doute. C’est ce que vous avez fait, ce que nous avons fait ensemble, qui a conduit à cette situation. » Elle détourna les yeux. « Vous n’êtes pas fautif. Vous ne le seriez même pas si vous m’aviez traînée dans votre lit, parce que j’étais consentante. En vérité, c’est moi qui vous ai séduit et non l’inverse. Mais il ne s’agit pas seulement de moi et de ce que nous avons partagé. » Rione baissa les yeux, amère. « Quelque chose a changé en lui. Il est plus sombre, plus dur, plein de rancœur.

— Beaucoup d’ex-prisonniers affrontent de gros problèmes, lâcha Geary.

— Je sais. Mais le sien est plus grave. Vos médecins sont inquiets. » Elle secoua la tête. « Il ne parle que de vengeance. De prendre sa revanche sur les Syndics et même sur les gens de la République de Callas, dont il s’imagine qu’ils l’ont naguère laissé tomber, et, bien sûr, de se venger de toi. Mais on m’a dit que, pour l’instant, il n’exprime encore son ressentiment que dans des paramètres tolérables. » Elle avait imprimé à ces derniers mots un tour ironique empreint d’amertume.

« Mais vous ?

— Moi ? » Rione haussa les épaules. « Je n’en sais rien. En souvenir de l’homme qu’il a été, je vais continuer à tenter de m’en rapprocher. Il a cessé de s’illusionner et sait que je ne tolérerai plus de sa part un comportement tel que celui d’aujourd’hui. Mais il a le plus grand mal à comprendre que je ne suis plus celle que j’ai été, que je suis devenue entre-temps sénatrice et coprésidente de la République de Callas, que j’ai exercé de nombreuses activités pendant notre séparation. Dans son esprit, je suis toujours restée à la maison à l’attendre, pareille à moi-même. Comment me fâcher contre lui parce qu’il se raccroche à une illusion qui lui a permis de tenir dans les ténèbres de ce camp de travail ? Mais comment aussi pourrait-il continuer d’ignorer qu’il n’était pas question pour moi de jouer les Pénélope, seule dans cette maison déserte, au lieu d’en sortir pour faire tout ce qui était en mon pouvoir ?

— Prendre conscience que le monde qu’on a connu a énormément changé peut être parfois très difficile, déclara lentement Geary.

— Tu es bien placé pour le savoir. » Le regard de Rione, comme sa voix, se faisait de plus en plus distant, étrangement lointain bien qu’elle se tînt devant lui. « Et le monde change sans cesse, même s’il reste toujours pareil. Ne vous fiez jamais à un politicien, amiral Geary.

— Pas même à vous ? »

Rione marqua une longue pause avant de répondre : « Surtout pas à moi.

— Et aux sénateurs du Grand Conseil ? » Question qu’il cherchait à lui poser depuis un bon moment.