— On croirait entendre Tanya Desjani. »
Un petit sourire naquit sur les lèvres de Tulev. « Il y a pire sort, amiral. C’est une femme formidable.
— C’est en effet, pour la décrire, un qualificatif qui en vaut un autre. Merci de m’avoir fait part de votre relation de parenté avec Tukonov. Savoir qu’il est au moins sorti quelque chose de bon de la libération de ce camp de prisonniers fait chaud au cœur. »
Tulev médita un instant les paroles de Geary. « Ils sont assez remuants, mais c’est la plupart du temps pour se quereller. Trop d’entre eux s’imaginent qu’ils devraient déjà être le chef.
— Une chance que leur grade et leur statut soient aussi leur plus grande faiblesse, fit observer Geary. Nous en avons plusieurs, à bord de l’Indomptable, que je songe à envoyer rejoindre leurs collègues sur le Haboob ou le Mistral.
— Dont l’époux de l’émissaire Rione ? s’enquit Tulev. Ne faites surtout pas cela, amiral.
— Pourquoi pas ? » Depuis leur affrontement dans la coursive, le capitaine Benan s’était tenu tranquille, mais le transférer sur un autre bâtiment n’en restait pas moins une idée séduisante.
« Vous m’avez dit que l’émissaire Rione avait l’ordre de demeurer avec vous sur l’Indomptable, s’expliqua Tulev. Vous dépêcheriez alors son époux au loin, tandis que Rione et vous vous retrouveriez sur le même vaisseau.
— Oh ! » Fichtre ! Ça l’affichait très, très mal en effet. « C’est sans doute la dernière chose à faire.
— Je n’ai pas une très grande expérience de ces questions, mais ça me paraît bien le cas. » S’apprêtant visiblement à prendre congé, Tulev se mit au garde-à-vous. « Surveillez-vous les prisonniers libérés ? Mon cousin s’ouvrira sans doute à moi, mais je ne suis pas sûr qu’il sera informé des agissements… séditieux que ces gens pourraient méditer.
— Nous les tenons à l’œil », le rassura Geary. Mais, une fois l’image de Tulev disparue, il se rassit pesamment. Le lieutenant Iger ne dispose que de moyens limités pour espionner ces gens. Je comptais naguère sur les agents de Rione dans la flotte pour m’instruire d’éventuels ferments de discorde. Ils ne savaient d’ailleurs pas tout, ces agents. Loin s’en fallait. Pour la première fois, il se demanda s’ils étaient encore en activité et continuaient de rendre compte à Rione. Elle ne m’en a pas touché le premier mot depuis qu’elle est remontée à bord de l’Indomptable. Elle évite la plupart du temps la passerelle, ce qui a au moins le don de satisfaire Tanya.
Geary s’y rendit justement, s’assit sur son siège et scruta l’écran qui venait de surgir automatiquement sous ses yeux. La flotte maintenait la formation Novembre et ses cinq sous-formations rectangulaires se rapprochaient régulièrement de l’immense portail de l’hypernet, désormais bien moins éloigné.
Il enfonça la touche permettant de s’adresser à l’ensemble de la flotte. « Ici l’amiral Geary. Les dernières nouvelles de Midway remontent à plusieurs mois. Fort heureusement, la raclée que nous avons infligée la dernière fois aux extraterrestres les a maintenus à distance respectueuse, mais ils risquent d’être revenus occuper ce système. Tous les vaisseaux devront être parés à la bataille quand nous émergerons du portail à Midway. S’ils s’y trouvent, ils devront être regardés comme hostiles. Il faudra donc engager aussitôt le combat avec eux. »
Cette décision n’avait pas été facile à prendre. Que les Syndics de Midway eussent conclu avec les extraterrestres vaincus un accord leur permettant d’accéder pacifiquement à ce système stellaire n’était pas exclu. En surgissant brusquement et en embrasant le ciel de toutes ses armes, la flotte pouvait fort bien réduire à néant une coexistence pacifique fraîchement établie. Mais, compte tenu de ce qu’on savait d’Énigma, cette éventualité semblait bien peu plausible ; en outre, exiger de ses vaisseaux qu’ils demandent la permission de tirer leur ferait perdre de précieuses secondes (voire minutes) qui pouvaient, littéralement, faire toute la différence entre la vie et la mort.
Ce qui lui rappela à point nommé qu’il devait ajouter quelque chose : « Les Syndics de Midway ne nous sont pas hostiles. Défense donc d’engager le combat avec eux sans autorisation préalable. Un de leurs bâtiments de guerre ou un vaisseau estafette attendra peut-être près du portail. Il ne devra pas être pris pour cible.
» Au cas où les extraterrestres n’auraient pas fait une réapparition à Midway, la flotte se contentera de traverser le système vers le point de saut qu’elle a emprunté avant de s’engager dans l’espace Énigma étape par étape. Les aïeux de tous les membres de cette expédition devraient être fiers de la participation de leurs descendants à cette mission historique. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »
Desjani jeta un regard dans sa direction. « Vous avez livré aux Syndics de Midway le secret des vers quantiques extraterrestres. Munis de cette arme, peut-être ont-ils réussi à se défendre avec une petite flottille.
— C’est possible. Mais veillez à maîtriser vos doigts si vous apercevez un aviso lors de notre émergence. »
Desjani fit mine de s’offusquer. « Je ne tire que quand je l’ai décidé.
— Je sais. »
On éprouvait à la sortie de l’hypernet une impression de désorientation pratiquement aussi perturbante qu’à l’émergence de l’espace du saut. Quelques secondes après l’arrivée de la flotte à Midway, Geary se concentrait sur son écran, où les senseurs de la flotte affichaient une rapide mise à jour des données.
Bien entendu, un vaisseau syndic orbitait à plusieurs minutes-lumière du portail. Au moins était-il suffisamment éloigné pour qu’aucun de ceux de l’Alliance ne s’avisât de lui décocher « accidentellement » quelques tirs. Ce n’était pas un vaisseau de guerre mais un bâtiment civil, dont la présence auprès du portail était inhabituelle. Les seuls autres vaisseaux dans un rayon d’une heure-lumière autour du portail étaient des cargos civils entrant dans le système ou cinglant vers le portail à l’allure pataude mais économe en carburant qu’affectionnent ces bâtiments.
Midway n’avait guère changé. Les mêmes planètes et satellites gravitaient autour de l’étoile comme ils l’avaient fait pendant d’innombrables millénaires, indifférents à ces humains qui se regardaient depuis un bref laps de temps comme les maîtres de Midway. La flottille syndic chargée de la protection du système était quasiment restée telle quelle, avec ses six croiseurs lourds, mais elle comprenait maintenant cinq croiseurs légers au lieu de quatre et douze avisos. Rien n’indiquait que des combats eussent été livrés depuis que la flotte de l’Alliance avait affronté les extraterrestres trois mois plus tôt.
Là où le vide interplanétaire était à l’époque rempli de vaisseaux s’efforçant d’évacuer le système avant l’arrivée de la flotte d’assaut Énigma, on ne voyait plus que cargos et transports civils réguliers.
« Pourquoi ont-ils moins d’avisos, selon vous ? demanda Geary à Desjani. Rien ne permet de dire que d’autres batailles ont été menées depuis notre départ. »
Elle réfléchit en faisant la moue puis désigna le secteur du portail. « On ne distingue aucun aviso à proximité. La pratique habituelle des syndics exige qu’un aviso pouvant faire office de courrier se maintienne près d’un point de saut ou d’un portail de l’hypernet. » Desjani se tourna vers lui. « Sans doute ont-ils dépêché ces avisos manquants en guise d’estafettes pour contacter le gouvernement dans leur système central, et je vous parie qu’il ne les leur a jamais renvoyés.