Ça ne laissait guère le choix à Geary. Le taux d’accélération des quatre gros auxiliaires n’était pas assez important et, s’ils étaient détruits dans ce système, ces quatre-vingts tonnes de minerai brut n’auraient plus grande valeur. « Permission accordée.
— Voulez-vous que nous les balancions sur une cible précise au moment de délester ? demanda Smyth. Ça risque de pas mal éclabousser à l’atterrissage.
— Non. Contentez-vous de les larguer sur une orbite sans risque. Nous sommes censés établir des relations pacifiques avec Énigma, et leur lancer quatre-vingts tonnes de minerai sur la tête ne produirait certainement pas l’effet désiré. »
L’image de Smyth s’effaçant, Desjani s’exprima à voix basse, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps : « Vous devriez prendre un peu de repos, amiral.
— Alors même que nous risquons d’être anéantis par l’effondrement du portail ?
— Oui. Nous ne pourrons rigoureusement rien faire avant un bon moment, et vous surveillerez aussi bien les manœuvres depuis votre cabine que de la passerelle. » Elle lui jeta un regard en biais. « Vous me semblez nerveux. »
Il l’était effectivement, mais il saisit l’allusion. Tout le monde l’observerait à bord de l’Indomptable, cherchant à déterminer s’il était serein ou inquiet.
Il se leva nonchalamment. « Je vais descendre manger un morceau dans ma cabine, déclara-t-il à Desjani d’une voix plus sonore, qui porta dans toute la passerelle.
— Excellente idée, amiral. J’aurais dû y songer plus tôt. »
Mais il n’y était pas entré qu’un appel lui parvenait alors qu’il surveillait la progression des auxiliaires de Smyth.
Le général Carabali eut une moue d’excuse. « Pardon de vous déranger, amiral, mais je me dois de vous informer qu’on a confiné l’amiral Chelak dans ses quartiers à bord du Haboob.
— Qu’a-t-il donc fait ?
— Il a tenté de prendre le pas sur moi et d’assumer le commandement du détachement de fusiliers de ce bâtiment. Pas bien malin de sa part, en vérité, puisqu’il aurait dû pour ce faire convaincre ces deux cents hommes de faire fi de mon autorité. »
Geary soupira. « Merci de m’en faire part.
— Ça risque d’empirer, amiral. Ces gens n’ont pas grand-chose à faire sur le Haboob et le Mistral, et ils sont habitués à s’activer et à donner des ordres. Si nous n’avons pas encore eu de problèmes jusque-là, c’est pour la seule raison, je crois, que tous les ex-prisonniers sont encore sous le coup de leur longue détention dans le camp de travail syndic, et parfois sous l’emprise des doses assez impressionnantes de calmants prescrits par les médecins de la flotte.
— Merci, général. Je vais tâcher de leur trouver une occupation. » Carabali mit fin à la communication et Geary resta un bon moment à regarder dans le vide en s’efforçant de découvrir une solution. Je ne peux pas les affecter tous à la vérification des systèmes du Haboob et du Mistral. Même s’ils acceptaient cette besogne, je me méfie assez d’un bon nombre d’entre eux pour ne pas leur donner accès à des systèmes vitaux.
Dommage qu’ils ne puissent pas nous aider à circonvenir Énigma.
Cette idée, au lieu de s’effacer, continua de le hanter. Et pourquoi pas, au fond ?
Il consacra encore quelques instants à vérifier comment se comportaient les auxiliaires et la flotte en général, vit les quatre-vingts tonnes de minerai brut rejetées par les mastodontes s’éloigner de la flotte en dérivant, pareilles à des astéroïdes étrangement anguleux.
Rassuré par la bonne tournure des événements, il finit par appeler le Mistral. Lors de son assez brève et désagréable rencontre avec les prisonniers récemment libérés, un des amiraux l’avait très vite soutenu plutôt que Chelak. En consultant ses états de service, il constata que cet homme, fiable et capable, était assez ambitieux pour briguer les plus hauts grades, mais qu’il était dépourvu de toute ambition politique. Bref, un homme avec qui il aurait déjà dû s’entretenir pour lui confier des responsabilités. Mieux valait tard que jamais. « Amiral Lagemann ? »
L’officier soutint le regard de Geary. « Que me vaut cet appel ?
— J’espérais que vos camarades et vous-même pourriez m’apporter votre aide dans une tâche essentielle. »
Lagemann parut sceptique. « Personnellement, je n’ai pas pris en mauvaise part votre incapacité à consacrer un peu de votre temps à nous tenir les mains, mais je sais aussi que le nombre des amiraux et généraux à qui vous pourriez confier des postes de commandement est strictement limité. Je serais heureux de m’acquitter d’un travail important. Si jamais vous aviez besoin d’un décompte net et précis, nous comptons depuis assez longtemps les moutons dans les coursives.
— Je ne pense pas que les moutons de poussière soient une espèce en danger, amiral. Vous savez sans doute que nous nous trouvons à présent dans un secteur de l’espace contrôlé par une espèce intelligente non humaine qui a jusque-là affecté un comportement hostile à notre égard. Nous ne disposons sur elle que de peu d’informations et d’une expérience limitée, mais d’autres engagements armés pourraient intervenir à tout moment. Vos collègues et vous-même n’avez sans doute pas combattu récemment, mais vous avez acquis par le passé une grande pratique des opérations et accumulé un savoir étendu en ce domaine. En outre, vous regardez ce problème d’un œil neuf, sans nourrir les préjugés que nous autres pouvons entretenir. J’aimerais que vous examiniez nos enregistrements, tant le matériau que nous ont transmis les Syndics que les archives de la flotte, pour tenter de comprendre comment raisonnent et combattent ces extraterrestres. Comment ils sont censés réagir lors d’un affrontement. Si la bataille de Midway était pour eux une anomalie ou s’ils risquent d’adopter encore la même tactique à l’avenir. Si nous pouvons nous attendre à d’autres stratégies de leur part. »
L’amiral Lagemann réfléchit puis hocha la tête. « Pas un simulacre de travail, finalement ? Je ne peux rien vous promettre, mais là n’est pas le problème, n’est-ce pas ? Si nous tombions sur quelque chose de vraiment utile, ça pourrait creuser l’écart lors d’un combat avec ces êtres. Dans le cas contraire, vous n’auriez rien perdu.
— Exactement. Consentez-vous à nous épauler, amiral ?
— Oui. Et je sais que beaucoup de mes camarades y seront aussi disposés. » Lagemann jeta un regard de côté puis inspira profondément. « Notre rôle n’a pas été facile jusque-là. Cette occasion qui nous est offerte pourrait signifier beaucoup pour nous. Puis-je vous demander une faveur en échange ?
— Je ne peux guère intervenir sur la tambouille du Mistral. »
Lagemann se fendit d’un sourire. « Après dix-sept ans de ratasyndic, même celle de la flotte nous paraît comestible. Non, j’aimerais plutôt m’entretenir davantage avec vous, en particulier des questions tactiques. Nous sommes un certain nombre à vouloir nous instruire auprès de vous des manœuvres qui vous ont permis de briser l’échine des Syndics. En combattant à la manière de nos ancêtres.
— Bien sûr, amiral. » Geary ressentit une poussée de culpabilité à l’idée d’avoir été contraint d’entasser sur les transports d’assaut tant d’officiers supérieurs compétents avec les fauteurs de troubles. « Je vais prendre des dispositions pour faire transmettre au Mistral les archives dont je vous ai parlé. Si des gens souhaitent également nous aider à bord du Haboob, vous avez l’autorisation de les partager avec eux. Seriez-vous disposé à ce que nous ayons une conversation dans la soirée ?