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— Ce serait parfait. » Lagemann fixa sa main puis la leva pour saluer gauchement. « J’ai cru comprendre que c’était la dernière mode dans la flotte, amiral. À ce soir, donc. »

Geary lui rendit son salut en souriant. Sans doute a-t-on cherché à me créer des problèmes en m’encombrant de tous ces officiers supérieurs. Mais rien ne m’empêche d’en faire de nouveaux atouts.

Une heure avant que la flotte n’atteignît le point de saut pour Alihi et environ trente-cinq minutes avant qu’elle n’affrontât la perspective de son anéantissement par une décharge d’énergie de l’envergure d’une nova, Geary était de retour sur la passerelle. En raison de son accélération inférieure à celle qu’elle aurait pu espérer, due tant aux gros auxiliaires qu’à certains cuirassés, la flotte était en retard sur les prévisions, de sorte qu’elle serait exposée légèrement plus longtemps à cette menace.

« L’Orion ne suit pas, grommela-t-il dans sa barbe.

— Le Revanche et l’Intraitable non plus, constata Desjani comme si elle parlait à son bonnet. On peut tester et titiller tout ce qu’on veut, certains problèmes mécaniques n’apparaissent que quand on passe la quatrième.

— Je sais.

— Je sais que vous le savez. »

Geary préféra ne pas donner suite.

Plus que dix minutes avant la fenêtre de vulnérabilité. Geary se surprit à fixer la représentation du portail de l’hypernet extraterrestre, bien qu’il n’y eût encore aucun risque qu’il commençât à s’effondrer, sauf si les extraterrestres lui en avaient donné l’ordre avant même que la flotte n’ait quitté le premier point de saut.

Deux autres vaisseaux d’Énigma, évoluant avec cette maniabilité inconcevable qu’on leur avait déjà vue à Midway, s’étaient joints aux deux premiers qui filaient la flotte à une heure-lumière de distance.

Cinq minutes. Sur la passerelle, les officiers de quart s’efforçaient de se conduire comme s’ils se livraient à une activité routinière, mais Geary surprit plusieurs fois des regards braqués, droit devant eux, sur le symbole du portail qu’affichait leur écran.

Une autre décision nécessaire, contraire à ce que lui dictait son instinct, s’imposait à présent. Celui-ci lui soufflait de foncer droit sur le point de saut à la vélocité maximale, mais un vaisseau trop rapide ne peut pas sauter. « À toutes les unités. Pivotez de cent quatre-vingts degrés à T cinquante et freinez pour réduire la vélocité à 0,1 c. » On allait maintenant ralentir, rallongeant ce faisant la période dangereuse au moment précis où la menace était la plus grande, mais on n’y pouvait rigoureusement rien.

Une minute.

Desjani bâilla. « Ce serait sympa d’émerger là où il y aurait de l’action, pas vrai, lieutenant Yuon ? »

Yuon prit le temps de déglutir avant de répondre d’une voix relativement ferme : « Oui, commandant.

— Comment va votre famille à Kosatka ? reprit Desjani.

— Très bien, commandant. Ils voulaient surtout parler de… Bon, vous savez. »

Geary se tourna vers Yuon et s’efforça de s’exprimer aussi nonchalamment que Desjani : « J’espère que vous m’avez décrit sous un bon jour, lieutenant.

— Euh… oui, amiral.

— Nous entrons dans la fenêtre de vulnérabilité », annonça la vigie des manœuvres.

Desjani sortit une barre de ration. « Faim ? demanda-t-elle à Geary.

— J’ai mangé un morceau tout à l’heure. C’est un Yanika Babiya ?

— Non. Un…» Elle loucha sur l’étiquette. « Du poulet au curry.

— Une ration de poulet au curry ? Comment est-ce ? »

Desjani en prit une petite bouchée puis mâcha longuement au lieu de fixer la représentation du portail, en feignant de ne pas se rendre compte que tout le monde la regardait faire. « C’est bel et bien épicé au curry. Mais pas trop fort. Le reste a le goût de poulet.

— Ça ne nous en dit pas très long, hein ?

— Toutes les viandes des rations ont le goût de poulet, capitaine, opina le lieutenant Castries. Sauf le poulet.

— Vous avez raison, lieutenant, acquiesça Desjani. Le vrai poulet des rations a le goût de… voyons voir… mouton ?

— De jambon, intervint Yuon. De mauvais jambon.

— Donc, si celle-là a le goût de poulet, c’est que ce n’en est pas, affirma Desjani.

— Quinze minutes avant le saut », annonça l’officier des manœuvres.

Geary vérifia la décélération de son vaisseau puis constata que tous freinaient correctement, de manière à atteindre le point de saut à 0,1 c.

« Quelle saveur peuvent bien avoir les extraterrestres ? s’interrogea Desjani.

— Nous ne pouvons pas les manger, déclara Geary. Ce sont des êtres conscients.

— Il arrive aux hommes de se manger entre eux en cas d’urgence, fit-elle remarquer. Comme lors d’un naufrage. C’est presque une tradition dans la marine.

— Je l’ai entendu dire, convint Geary. N’est-on pas censé dévorer d’abord le benjamin ?

— Il me semble. » Desjani se tourna vers ses officiers. « Juste par prévoyance, lequel d’entre vous est-il le moins ancien dans son grade ? »

Les lieutenants échangèrent regards et sourires. « De fait, commandant, nous avons été promus le même jour, Yuon et moi, répondit Castries.

— Bon, nous ne pouvons pas vous manger tous les deux en même temps. Vous ne verriez pas d’inconvénient à ce que nous recourions à l’ordre alphabétique, j’imagine, lieutenant Castries ?

— Pas si on se servait des prénoms. Le mien est Xenia.

— Imbattable. Pas vrai, lieutenant Bhasan Yuon ? »

Yuon secoua la tête. « Je crois sincèrement que le lieutenant Castries ferait un mets plus savoureux, commandant. Je suis coriace et décharné.

— Cinq minutes avant le saut, annonça l’officier des manœuvres.

— Vous pourriez jouer ça à pile ou face. » Desjani leva le doigt, l’air inspirée. « Non. Je vais affecter un enseigne à cette équipe.

— Enseigne barre oblique Réserve de nourriture en cas d’urgence ? s’enquit Geary.

— Nous n’avons pas besoin de le préciser dans la description du poste. Ça pourrait décourager les volontaires.

— Le chef Gioninni ? suggéra Yuon.

— Lieutenant Yuon, si le chef Gioninni se retrouvait avec nous dans une capsule de survie, il réussirait probablement à ce que nous nous entre-dévorions avant, puis il ramènerait les rescapés dans quelque havre sûr, probablement une planète dont il pourrait convaincre les habitants de le nommer tyran à vie. »

Geary observait à présent sa flotte. Il ne décochait que de très rares regards au portail de l’hypernet, lequel ne montrait par aucun signe qu’il était sur le point de s’effondrer. Aucun vaisseau ne lambinait, et tous cinglaient à la même allure. Il ne restait plus que deux minutes. La flotte sauterait automatiquement dès que les systèmes de manœuvre détecteraient qu’elle était en position, de sorte qu’il n’aurait pas à lui en donner l’ordre cette fois, faisant ainsi gagner quelques secondes critiques.

« Une minute avant le saut, annonça l’officier des manœuvres.

— Les portails mettent plus d’une minute à s’effondrer, et nous n’avons même pas vu celui-là commencer. Nous sommes à l’abri.

— Oui, convint Geary. En effet. » Il tapa sur quelques touches. « À toutes les unités. Énigma pourrait recourir à ses capacités de communication PRL pour rassembler des vaisseaux à Alihi. Tenez-vous prêts à combattre en émergeant. »