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— Je m’efforce de fournir à vos ingénieurs de quoi s’employer assidûment, rétorqua Desjani en esquissant un sourire pour la première fois depuis la perte de ses hommes d’équipage.

— J’apprécie votre sollicitude, mais j’aimerais informer l’amiral que le dysfonctionnement d’une des batteries de lances de l’enfer du Victorieux n’est pas dû à l’ennemi. Du moins pas directement. Un de ses terminaux d’alimentation a flanché.

— Vétusté ? s’enquit Geary.

— Vétusté et stress, confirma Smyth. Je ne peux guère enseigner la méditation au matériel, de sorte que je vais plutôt travailler à le rajeunir. »

Charban fixait encore la table après le départ de Smyth. « Si seulement ils acceptaient de dialoguer… Tout cela est parfaitement insensé. La guerre semble toujours absurde, mais nous ne savons même pas pourquoi ils sont hostiles. N’allez pas croire que je ne comprends pas ce que ressent votre capitaine Vitali. J’ai moi aussi perdu beaucoup d’hommes de mon temps. »

Il se leva et sortit. Tant sa lenteur que son maintien le faisaient paraître plus âgé.

Desjani jeta un regard vers Rione, toujours assise à la table, et se leva à son tour. « Je vais planifier le bombardement, amiral.

— Merci. Ciblez environ la moitié des villes.

— La moitié ? » Elle sourit de nouveau, mais cette fois férocement. « J’aurais cru que vous vous contenteriez du quart. »

Après le départ de Desjani, Geary attendit que Rione consentît à ouvrir la bouche. Elle finit par le regarder droit dans les yeux : « Je me rends bien compte que les mots “Ç’aurait pu être pire” ne sont qu’une maigre consolation en l’occurrence. Ils reflètent pourtant la vérité. Vous auriez pu déplorer la perte de plusieurs vaisseaux et la mort de milliers d’hommes.

— Je sais. » Geary s’adossa à son siège en s’efforçant d’anesthésier la peine que lui inspiraient ces pertes. « Si nous n’avions pas réagi aussi vite, la plupart de nos auxiliaires auraient été endommagés ou détruits, et la flotte se serait retrouvée en fâcheuse position. Où voulez-vous en venir, madame l’émissaire ?

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Je crois que si, moi. J’aimerais avoir au moins une petite idée de ce qui vous a incitée à accepter de jouer un rôle dans cette expédition.

— Vous savez bien que j’ai toujours été prête à me sacrifier pour la bonne cause. » Sur ces mots, elle se leva à son tour et sortit.

Quatre heures plus tard, Geary se tenait au garde-à-vous dans son plus bel uniforme, Desjani debout à ses côtés, elle aussi revêtue de sa tenue d’apparat. Deux rangées de spatiaux et de fusiliers appartenant à l’équipage de l’Indomptable s’alignaient près d’eux devant l’écoutille. Celle-ci s’ouvrait sur un tube pressurisé donnant accès au Typhon. Tous portaient un brassard barré d’une triple bande, or, noir et or. Le symbole était clair : la nuit n’est qu’un intervalle entre deux périodes de clarté.

Geary leva le bras pour saluer et resta figé dans cette posture pendant que d’autres hommes d’équipage passaient devant lui, portant le premier des vingt-neuf tubes scellés contenant chacun une dépouille. D’autres matelots les suivaient, chargés des vingt-huit tubes restant. La procession était funèbre, et chacun de leurs pas affectait une lenteur délibérée. Elle longea l’allée formée par les deux rangées de matelots et de fusiliers, emportant les restes de leurs camarades vers l’écoutille et le Typhon, où ils seraient conservés dans des compartiments destinés à stocker ce triste fardeau.

Normalement, on se contentait de laisser ce chargement flotter à la dérive dans l’espace entre deux vaisseaux. Mais la flotte ne traitait pas ainsi ses morts.

Le dernier tube disparu, en route vers le Typhon, Geary baissa enfin le bras. Desjani l’imita, avant de se tourner vers la garde d’honneur. « Merci. Rompez ! »

Tous retournèrent se changer pour reprendre le travail, travail sans cesse exigeant mais qui s’interrompait parfois quand la tradition l’ordonnait.

Les journées consacrées aux réparations passèrent relativement vite. Geary remarqua que les hommes parlaient désormais avec colère des extraterrestres et que les vigies chargées de les surveiller affichaient plutôt la mine de qui s’apprête à braquer son arme sur une cible qu’il espère abattre. Les Énigmas étaient-ils conscients de l’effet produit par leurs actes sur les dispositions des humains à leur égard ? Kalixa avait certes été une horreur, mais les morts avaient pris ici une forme plus personnelle : celle d’autant d’hommes et de femmes qui étaient des amis et des camarades ; les spatiaux de la flotte semblaient de plus en plus enclins à répondre à l’intransigeance d’Énigma en faisant parler la poudre plutôt qu’en cherchant vainement à dialoguer.

« Nous avons reçu un nouveau message d’Énigma, lui apprit Rione. Voulez-vous le visionner ?

— Contient-il du nouveau ?

— Non. Mêmes avatars, même simulacre de passerelle et même teneur. Si nous les privions des mots partir et mourir, ils n’auraient plus grand-chose à dire. »

Charban fit la grimace. « Ils ne tiennent pas compte de ce que nous leur disons, ni même de ce qui s’est passé. C’est comme de parler à un mur. »

Incapable de réprimer un sourire lugubre, Geary montra son écran, où les traînes des projectiles cinétiques largués quelques jours plus tôt commençaient enfin de s’incurver dans l’atmosphère. « Nous allons justement frapper à ce mur. Je ne sais pas si ça nous avancera beaucoup, mais au moins nous sentirons-nous mieux. Énigma prendra peut-être conscience des dommages qu’elle s’inflige à elle-même par ses actes.

— Si ces êtres ressemblent un tant soit peu aux humains, ça reste un vœu pieux. Croyez-vous qu’ils ont fait évacuer les sites ciblés ? demanda Rione.

— On n’en a aucune idée. Le brouillage masque trop les détails.

— Êtes-vous sûr que d’autres virus n’en sont pas responsables ? » demanda Charban.

Desjani secoua la tête. « Si c’est le cas, ces vers obéissent à un tout autre principe. Nos gens explorent toutes les éventualités, surtout les plus improbables, mais nos petits génies de la programmation n’ont rien trouvé. Tous nos techniciens s’accordent à dire qu’il s’agit réellement d’une forme d’interférence proche des objets que nous cherchons à observer. »

Charban hocha la tête, les yeux baissés. « M’étonnerait que les vers soient en cause cette fois, puisque les Énigmas n’ont même pas réussi à cacher leurs vaisseaux quand ils nous ont attaqués. » Il se leva pour partir.

« Vous ne voulez pas assister aux frappes ? » s’enquit Desjani.

Le général secoua la tête sans la regarder. « J’ai déjà vu mourir trop de villes, capitaine Desjani. »

Elle ferma les yeux puis les rouvrit après son départ et secoua à son tour la tête en fixant Geary. « Nous revoilà en train de bombarder des villes.

— Ils ont eu largement le temps de les évacuer.

— Je sais. Cette fois au moins. Mais la prochaine ?

— Je ne leur permettrai plus de nous pousser à ces extrémités.

— Puissent nos ancêtres nous pardonner si jamais nous retombons aussi bas, quoi que ces êtres aient pu faire pour nous provoquer », lâcha Desjani d’une voix sourde.

L’humeur était plus sombre que festive sur la passerelle lorsqu’ils reçurent les images avec un léger retard. La planète contrôlée par les extraterrestres se trouvait à cinq heures-lumière et demie du point de saut près duquel patientait la flotte de l’Alliance lorsque les projectiles cinétiques l’atteignirent. La lumière de ce bombardement avait donc mis cinq heures et demie à leur parvenir, et ils assistaient enfin au spectacle : les cailloux entraient dans l’atmosphère et, du ciel, fondaient vers le sol pour démanteler… quoi ? Des maisons ? Des centres d’affaires ? Des usines ? Les Énigmas connaissaient-ils tout cela, du moins tel que les humains le concevaient ?