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Elle hocha la tête. « Je procède à la relève de mes équipes dans différentes sections et je m’accorderai moi aussi une pause dans un moment. »

En dépit de ce qu’il venait de dire, Geary parcourut de nouveau les coursives pour chercher à se fatiguer davantage, en prenant le temps de parler avec les hommes d’équipage qu’il y rencontrait. Tous avaient l’air plus heureux maintenant qu’on projetait de se rapprocher de l’ennemi, mais également déçus que l’Indomptable n’eût pas pris la tête du détachement chargé d’intercepter le cargo.

Il mangea dans un des compartiments du mess et bavarda avec d’autres matelots de leur planète natale. La plupart venaient de Kosatka, la politique actuelle de la flotte étant de fournir à chaque vaisseau un équipage majoritairement originaire de la même planète, et Geary s’aperçut qu’ils en parlaient désormais comme s’il en était lui aussi originaire, ce dont, bizarrement, il les remerciait. Il avait grandi sur Glenlyon, mais savoir qu’il y serait davantage qu’ailleurs vénéré en héros lui rendait ce monde presque aussi étranger que Limbes.

Il s’accorda aussi le temps de rendre une petite visite au lieu de culte, pour prier qu’on leur épargnât d’autres pertes stupides à l’avenir. À sa grande surprise, il trouva aisément le sommeil ensuite, dormit profondément puis abattit pas mal de boulot avant de regagner la passerelle.

Desjani venait de s’installer dans son fauteuil. « Je vérifie les progrès de nos réparations, lui apprit-elle. Nous avons presque fini de rafistoler tout ce qui l’était déjà avant que ces fichus extraterrestres ne le cassent.

— Une demi-heure avant interception du cargo par le détachement Alpha, commandant, annonça le lieutenant Casqué.

— Très b…» Desjani s’interrompit net pour fixer son écran.

Geary l’imita et réprima difficilement un juron.

« Ils ont sauté », lâcha Casqué comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

Sur l’écran de Geary, un nuage de débris en expansion s’était substitué au symbole représentant le cargo. L’événement datait d’une heure, mais on en éprouvait encore la violence. « Comment diable un cargo a-t-il pu exploser aussi violemment ?

— Lancez une analyse, ordonna Desjani à son équipe. Que nos ancêtres nous préservent, ajouta-t-elle pour Geary. Ils ont ordonné à leurs propres congénères de s’autodétruire alors qu’ils fuyaient l’installation. Jusqu’où iront-ils pour nous empêcher d’en apprendre plus long sur eux ?

— Je commence à me le demander. » Il ne fut guère surpris de voir des alertes s’allumer sur l’écran. Des défenses fixes proches de l’installation venaient de lancer des projectiles cinétiques dont les trajectoires ne visaient nullement la flotte de l’Alliance mais l’installation elle-même, encore distante de trente minutes-lumière, soit six heures de voyage à 0,1 c. Cette salve était à peine détectée que l’image de l’installation se brouillait puis se désintégrait. « Ils ont aussi ordonné à l’installation de s’autodétruire avant de lancer un bombardement pour pulvériser ce qu’il en restait.

— Charban avait raison, sauf que les extraterrestres ne se sont pas risqués à attendre nos gens pour la faire sauter, de crainte qu’ils n’apprennent quelque chose. Que faire à présent ? demanda Desjani. Piquer sur une planète habitée ?

— Ne faites surtout pas cela, s’il vous plaît », intervint brusquement Rione. Charban et elle étaient remontés sur la passerelle à leur insu. « J’ai trop peur de leur réaction si nous tentions d’approcher d’une de leurs planètes.

— Ils ne feraient tout de même pas…» Desjani s’interrompit et ferma les yeux. « Si, peut-être.

— Qu’en pensez-vous, général Charban ? demanda Geary.

— Entièrement d’accord avec ma collègue, amiral.

— Techniquement, nous n’y sommes pour rien s’ils se suicident, grommela Desjani. Et, non, je ne serais pas disposée à en débattre avec les vivantes étoiles si je devais leur faire face. Mais que faire d’autre ? Ils nous ont matés. Soit ils nous font tous sauter en provoquant l’effondrement de leur portail, soit ils se font exploser pour nous empêcher d’en savoir plus long sur eux. Je préfère la seconde solution, du moins si on nous en laisse le choix, mais, quoi qu’il en soit, nous n’apprenons strictement rien. »

Geary expira longuement. Il réfléchissait. « Très bien. Maintenons le cap sur l’installation. Quelque chose aura peut-être échappé à l’explosion et survivra aussi au bombardement. »

Quelques instants plus tard, un message leur parvenait du détachement. Le capitaine Badaya avait l’air mécontent. « Nous poursuivons notre route pour voir s’il reste quelque chose d’intéressant dans le champ de débris puis nous rejoignons la flotte, amiral. »

Les vestiges de l’installation étaient trop déchiquetés pour révéler autre chose que la composition de ses matériaux. Carabali avait déconseillé tout débarquement sur la lune, au motif que d’autres chausse-trapes, toujours pas déclenchées, risquaient d’y avoir été amorcées et d’attendre l’arrivée des humains pour exploser à leur tour et vaporiser les ruines en même temps. Mais les drones ne trouvèrent rien de semblable ; déterminer la taille et la forme des divers compartiments restait même épineux compte tenu de l’étendue de la dévastation.

Le capitaine Smyth appela pour donner le point de vue de l’ingénierie. « Ils doivent tout construire en fonction de la capacité de leurs édifices à s’autodétruire. On ne peut pas arriver à ce niveau d’anéantissement en posant quelques charges. Il faudrait beaucoup d’explosifs ou d’autres matériaux similaires. Je ne serais pas surpris d’apprendre que leurs cloisons contiennent des charges incorporées.

— Ne serait-ce pas très risqué ? s’enquit Geary.

— Demande l’homme qui commande à un vaisseau bourré d’armement, de circuits extrêmement dangereux et d’un réacteur susceptible d’exploser à tout moment ? Et cela dans l’espace, environnement profondément hostile à l’être humain. Nous en avons pris l’habitude, amiral. Peut-être eux-mêmes ont-ils pris celle de vivre dans des murs farcis d’explosifs. » Le visage de Smyth s’éclaira. « Ils pourraient se servir de composés très stables exigeant les détonateurs ad hoc. J’adorerais y jeter un œil.

— Si jamais nous en trouvons, je vous le ferai savoir. Croyez-vous que leurs villes puissent être conçues de la même manière ?

— C’est possible. Cela dit, on obtiendrait le même résultat en plaçant des charges nucléaires à intervalles réguliers. »

Le détachement avait atteint le nuage de débris en expansion qui avait remplacé le cargo extraterrestre et il décélérait à présent pour procéder à un examen minutieux. Quand son message parvint enfin à Geary, Badaya semblait d’excellente composition, compte tenu de l’échec qu’il avait rencontré dans sa mission. Mais la cause de cette bonne humeur transparut dès ses premiers mots. « Pour une fois, les extraterrestres n’ont pas réussi à tout détruire, amiral. Le Dragon a trouvé un cadavre presque entier. Au moins savons-nous enfin à quoi ils ressemblent. Je dois reconnaître ce mérite au capitaine Bradamont : elle avait subodoré que les Énigmas portaient des vêtements taillés dans un matériau que nous regarderions comme “furtif”. Elle a rapproché le Dragon du champ de débris du cargo, l’a contourné en quête d’éléments plus froids et a trouvé ce qui ressemble à la moitié d’un corps intact, sans doute partiellement protégé de l’explosion par un bouclier. »

Une image apparut près de Badaya. Geary tiqua, non pas de répulsion à la vue de l’apparence qu’offrait l’extraterrestre, mais plutôt à celle de l’état du cadavre. Son explosion consécutive à la décompression, ajoutée aux dommages déjà causés par l’autodestruction du cargo, n’en avait laissé que des restes sanguinolents. Il lui semblait toutefois distinguer une sorte d’épiderme coriace, parsemé en certains points de fines écailles. On distinguait encore une sorte de museau camus sur le crâne broyé. Vivant, l’Énigma devait être mince et longiligne, à ce point squelettique qu’aux yeux des humains il donnait l’impression d’avoir été étiré par les deux bouts.