« Veillez à montrer cela à l’équipe médicale et à nos experts civils », ordonna Geary à son officier des trans avant d’appeler son médecin-major.
« Vous tiendrez sans doute à l’examiner vous-même, j’imagine. Sur quel vaisseau la navette du Dragon doit-elle le livrer ?
— Sur le Tsunami, amiral. Un de ses très bons chirurgiens y est versé dans l’art de l’autopsie. Et les… euh… experts en intelligences non humaines se trouvent aussi à son bord. Dans quel délai pouvons-nous nous attendre à le recevoir ?
— Ils nous envoient des scans, mais le détachement mettra près d’un jour à nous rejoindre pour vous permettre d’examiner vous-même la dépouille, docteur. » Nouvel appel, adressé cette fois à un Illustre bien plus distant. « Mes compliments au capitaine Bradamont et à vous-même, capitaine Badaya. Excellent travail. Dès que le détachement aura rejoint la flotte, ordonnez au Dragon de livrer par navette cette dépouille au Tsunami. »
Ils avaient enfin trouvé quelque chose. Peut-être avait-on enfin exaucé ses prières. Du moins en partie.
Geary était dans sa cabine quand Badaya rappela pour annoncer que son détachement avait rejoint la flotte et que ses vaisseaux reprenaient leur position dans la formation principale. « Pardonnez-moi de n’avoir pas pu vous livrer le cargo, amiral, mais au moins avons-nous trouvé ce cadavre. Pas jojos, n’est-ce pas ?
— Difficile à dire compte tenu des dommages.
— C’est vrai. Aucun problème majeur à rapporter, mais j’apprécierais que vous ayez une petite conversation en tête-à-tête avec le commandant de l’Invulnérable.
— Quoi encore ?
— Le capitaine Vente n’a pas l’air de bien comprendre que cette division est la mienne. Il n’arrête pas de faire des allusions à son ancienneté, qui devrait lui valoir le commandement. Pendant cette opération, il n’a pas cessé de contrecarrer mes ordres pour bien montrer qu’il était mécontent de ne pas commander le détachement à ma place. »
Ce n’était pas surprenant. « Il n’a rien fait qui justifierait une réprimande officielle ? » Et même, si l’infraction était assez grave, la relève de son commandement.
« Hélas non ! répondit Badaya en plissant les lèvres d’écœurement. Vente vise l’insigne d’amiral et il est assez intelligent pour éviter de franchir la ligne jaune, maintenant qu’il est sûr d’obtenir ses galons de commandant avant de regagner le QG et la promotion qu’il espère.
— On aurait dû lui dire que les promotions étaient gelées.
— Ha ! Du moins dans son cas, hein, amiral ? Mais j’ai eu affaire à pas mal de Vente en mon temps. Ils s’imaginent toujours que leurs relations suffiront à leur obtenir ce qu’on refuse à d’autres. »
Geary rassembla son courage pour s’atteler à une tâche aussi désagréable que nécessaire et appela Vente. Près de vingt minutes après, assez tard pour l’agacer mais trop tôt pour l’autoriser à le tancer aussi pour ce délai indu, l’image de Vente apparut dans sa cabine, la mine renfrognée. « Capitaine Vente, je me dois de souligner que je me garde bien de bouleverser les rapports hiérarchiques ou les postes en me fondant sur la seule ancienneté. Le capitaine Badaya exerce depuis un certain temps le commandement de sa division, avec compétence et efficacité, et il continuera de le faire. »
L’expression de Vente se fit encore plus aigre. « C’est contraire au règlement.
— Que non pas, ou bien vous me citeriez à l’instant même le paragraphe adéquat. Que je sois bien clair… Je respecte les états de service et l’honneur de tous mes officiers, et je ne tolérerai pas que quiconque leur manque de respect.
— L’amiral Chelak…
— Ne commande pas à cette flotte. Me suis-je bien fait comprendre, capitaine Vente ?
— Oui… amiral. »
Après le départ de Vente, Geary demanda aux systèmes d’assistance de la flotte de lui fournir des informations plus fréquentes et détaillées sur l’état de l’Invulnérable. Donnez-moi une bonne raison de relever cet homme de son commandement. N’importe quoi qui justifierait ma décision. Et le plus tôt possible, espérons-le.
Les représentants de l’équipe médicale examinaient la salle de conférence en cachant mal leur curiosité. Leur participation aux conférences stratégiques était devenue de plus en plus limitée au cours des dernières décennies, alors qu’elles dégénéraient la plupart du temps en discussions politiques en roue libre portant sur la nomination de tel ou tel amiral en chef ou sur des scrutins décidant de la ligne d’action à suivre. Quand Geary s’était réveillé de son sommeil de survie, seules les huiles y participaient. Mais il avait imposé une discipline plus stricte et ces réunions n’offraient plus de pareils débats houleux, ce qui, sans doute, expliquait la déception des médecins.
Le chirurgien qui s’était chargé de l’autopsie de l’extraterrestre se livrait à une présentation assortie d’images virtuelles qui auraient sans doute retourné l’estomac de novices, même si elles n’avaient pas été tridimensionnelles et si réalistes que des organes semblaient flotter au-dessus de la table. « Nous ne pouvons pas affirmer pour quelle raison ce spécimen a survécu en si bon état, mais une analyse effectuée à l’aide de logiciels de simulation des blessures laisse entendre, avec un haut degré de probabilité, qu’il ne se serait pas trouvé à bord du cargo quand il a explosé. En visionnant de nouveau les enregistrements des derniers instants du bâtiment, on a constaté qu’un objet furtif en avait été éjecté quelques secondes avant sa destruction.
— Une capsule de survie ? s’enquit avec étonnement Desjani.
— Très probablement. Tant la distance que la coque de la capsule auront sans doute relativement protégé son occupant. » Le chirurgien indiqua divers organes. « Il subsistait assez d’éléments de sa gorge pour qu’on identifie un système respiratoire double. Ce clapet épidermique devait se fermer pour envoyer à ces organes l’oxygène contenu dans ses poumons aux multiples alvéoles. Ils étaient très délicats et il n’en reste pas grand-chose, mais nous pensons qu’ils opéraient comme des branchies.
— Amphibies dans tous les sens du terme ! s’exclama le docteur Setin, ravi que ses experts eussent amené ce sujet sur le tapis.
— Vraisemblablement, répondit le chirurgien. Ses yeux sont trop abîmés pour nous permettre de déterminer avec certitude les longueurs d’onde qu’ils captaient. Sans doute était-il équipé de six appendices, mais sans qu’on puisse identifier les bras et les jambes compte tenu de l’état du spécimen. Nous pouvons en revanche préciser la fonction probable de la plupart des organes que nous avons retrouvés, mais ils ne sont guère nombreux. C’est manifestement une forme de vie basée sur le carbone, donc similaire à notre propre constitution, et qui respire de l’oxygène. L’encéphale était gravement endommagé. Nous sommes capables d’en préciser approximativement la taille, mais il nous sera très difficile de déterminer les zones fonctionnelles. Il reste néanmoins évident qu’il est privé de symétrie bilatérale. Chez les formes de vie extraterrestres primitives que nous avons trouvées sur les planètes colonisées par l’homme, cela se traduit par l’absence de latéralité gauche/droite.