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Les trois sénateurs échangèrent des regards puis Navarro soupira. « Amiral, je me rends compte que cela risque d’offenser votre sens de la justice, mais nous ne pouvons en aucun cas intervenir dans le processus, d’autant que vous semblez certain que la sentence rendue par la justice militaire exonérera vos officiers.

— Peut-être ne me suis-je pas montré assez clair sur les conséquences probables de ce scandale. » Geary s’étonna lui-même du calme de sa voix. « La moindre serait sans doute la sévère anarchie qui régnerait dans la flotte après le débarquement simultané de tant de commandants de vaisseau. Mais ça n’arrivera pas, car la flotte y verra un geste du gouvernement dirigé directement contre elle et ces officiers qui se sont courageusement et loyalement battus pour l’Alliance. D’autres officiers pensent comme moi qu’elle ne le tolérera tout bonnement pas et regardera ce geste comme une rupture de confiance et une agression menée contre la flotte par son propre gouvernement. »

Suva le dévisagea. « Vous êtes en train de prédire une mutinerie ?

— Je la regarde comme hautement probable », répondit Geary. Les mots lui pesaient.

« Sur vos ordres ? Vous n’allez pas tenter de l’arrêter ? »

Au tour de Geary de la fixer d’un œil incrédule. « Je n’ai jamais ordonné à quiconque d’agir contre le gouvernement élu de l’Alliance et je ne le ferai jamais. Quant à tenter de l’arrêter, que croyez-vous que je sois en train de faire ? Avant d’entrer dans cette salle de réunion, j’ai dépêché deux officiers avec mission de transmettre à la flotte l’ordre de ne pas intervenir.

— En ce cas, il ne devrait pas y avoir de problème, affirma Navarro.

— Je n’ai aucunement l’assurance qu’elle s’y pliera, sénateur. » Mais pourquoi donc ne comprenaient-ils pas ? « Je sais que vous êtes informés des sentiments qui agitent la flotte. Vous devez bien vous rendre compte qu’une telle transgression dépasse la mesure et incitera les autres officiers à réagir. Oui, tous ces hommes et femmes passibles de la cour martiale devraient être exonérés, mais peu d’entre eux croient à cet heureux dénouement. Ils verront dans ces accusations une tentative pour souiller leur honneur au-delà de tout rachat avant même qu’on les livre à ces tribunaux fantoches !

— Mais vous nous demandez là de les soustraire tant aux autorités qu’au système judiciaire militaires ? Comment est-ce censé asseoir le respect dû à l’autorité et à la loi ? »

Suva intervint de nouveau, la voix glaciale. « Comment le gouvernement concéderait-il à des officiers qui l’exigent un moyen d’interdire à des militaires de le contrôler ? Nous proposeriez-vous d’emporter le morceau en nous rendant ? »

Sakaï secoua la tête. « C’est une question légitime, mais on ne saurait mettre en doute l’honneur de l’amiral.

— J’en conviens, déclara Navarro. À la lumière de ce que l’amiral Geary a déjà accompli et de ce qu’il s’est abstenu de faire, il ne serait pas convenable de douter de sa parole. Mais… nous ne pouvons toujours pas intervenir dans cette affaire. Vos supérieurs ont pris leur décision et notre intercession à ce stade d’une procédure judiciaire militaire serait malvenue. Il vous faudra donc obéir aux ordres ainsi que l’honneur l’exige. » En dépit du ton serein du sénateur, Geary sentait dans sa voix comme une tension, une crainte sous-jacentes. « Vous direz donc aux officiers de la flotte qu’ils doivent eux aussi s’y soumettre et se fier à l’intégrité du système. Cette ligne d’action est à longue échéance la seule planche de salut de l’Alliance. »

Les paroles de Navarro étaient justes… mais elles ignoraient la menace à court terme. Geary savait cette décision erronée : si les sénateurs n’intervenaient pas, on courait droit au désastre. Mais ils n’agiraient pas de leur propre chef.

Pendant des mois, depuis que Rione l’avait convaincu qu’il avait le pouvoir de défier les autorités civiles de l’Alliance, il avait redouté d’en arriver à ce stade. Pourquoi, en effet, l’envisagerait-il ? Une telle rébellion eût été impensable un siècle plus tôt, mais, à présent, il voyait toutes ses options se consumer en même temps que se rapprocher le précipice de la mutinerie, sans avoir la première idée de ce qui gisait au fond au gouffre, et il ne pouvait en aucun cas dévier de sa trajectoire, pas davantage qu’un vaisseau piégé dans le puits de gravité d’une étoile morte.

De quel côté était l’honneur ? Quelle serait la décision qui conviendrait le mieux aux gens qui se fiaient à lui et à l’Alliance ? « Je dois encore mettre l’accent, le plus vigoureusement possible, sur le fait que la flotte n’acceptera tout bonnement pas cet état de fait, sénateur.

— Elle le fera si l’amiral Geary le lui demande.

— Je n’en jurerais pas en l’occurrence, sénateur. Et endosser ce rôle me met mal à l’aise.

— Néanmoins vous avez des ordres et vous y obéirez », insista Navarro. L’entêtement de Geary l’irritait visiblement. Pourtant, à mesure que le sénateur s’exprimait avec la plus grande résolution, certains signes trahissaient inconsciemment sa fébrilité. « Nous ne pouvons pas, au nom de la justice, enfreindre le règlement de votre flotte ni les termes de la loi. »

Certes, cela sonnait juste et raisonnable mais faisait également fi de la réalité. En l’occurrence, on se servait de la loi pour commettre une injustice. Mais, techniquement, ça ne l’exonérait pas non plus de son devoir d’obéissance.

Geary compta lentement dans sa tête pour se calmer. « Pouvons-nous avoir un aperçu de ce qui se passe à l’extérieur, sénateur ? Nous est-il permis de recevoir des données ? » Il connaissait d’ores et déjà la réponse probable, mais il avait aussi appris que l’on pouvait fréquemment outrepasser les règlements.

Navarro se renfrogna puis se tourna vers Sakaï et Suva. « Nous n’avons pas… Pouvons-nous nous permettre une brève entrée de données ?

— Une microrafale d’informations serait beaucoup trop risquée », répondit Suva. Elle fixait Geary d’un œil de plus en plus inflexible. « Je vois mal à quoi cela servirait, en tout état de cause.

— Je crois essentiel de savoir ce que fait la flotte pendant que nous discutons, répliqua Geary. En dépit de l’ordre que je lui ai donné de ne pas bouger. »

Sakaï prit la parole : « Il me semble que ce serait avisé. Je sais d’expérience que, si l’amiral Geary nous affirme que nous devrions en être informés, nous ferions mieux de l’écouter.

— Black Jack… commença Suva.

— N’est pas un dieu et il le sait, la coupa Sakaï. Il sait qu’il y a des limites à ses capacités. Nous ne devons pas partir du principe que ce qu’il veut est inéluctable. »

Navarro dévisagea Geary puis Sakaï, et un message tacite, transmis par ce dernier regard, passa entre les deux sénateurs. « Très bien. Fournissez-nous une mise à jour et un téléchargement des dernières transmissions », enjoignit-il à Suva, qui fixa son unité de com en fronçant les sourcils tout en tapotant rapidement sur quelques touches.

L’écran clignota pendant que les données qu’il affichait se remettaient à jour et qu’un défilement de messages à haute priorité apparaissait sur un de ses côtés, puis tout se figea de nouveau, les barrières de sécurité se reverrouillant. Tous les yeux étaient tournés vers l’écran, où les nettes rangées de vaisseaux gravitant sur une orbite fixe s’étaient éparpillées : des dizaines d’entre eux semblaient en train de dévier de leur course, et leur trajectoire piquait droit sur la station. Pas seulement les croiseurs et les destroyers, mais aussi la menace fulgurante de croiseurs de combat et celle, massive, de cuirassés fondant sur Ambaru.