— Nous décollons, annonça Carabali. Nous ne pouvons pas garantir que nous avons exfiltré tout le monde, mais l’astéroïde est sur le point d’imploser et de se dépressuriser, si bien que tous seraient morts avant que nous les ayons trouvés. Il doit être bourré de systèmes de l’homme mort.
— Compris. Sortez vos gens de là. Combien de prisonniers avons-nous récupérés ?
— Trois cent trente-trois.
— Quoi ?
— Trois cent trente-trois, répéta Carabali. Oui, amiral. Bizarre, hein ? Il y a peut-être un sens caché. » Elle reporta ailleurs son attention. « Tout de suite ! Je veux que tous les fusiliers dégagent sur-le-champ ! Si ces ingénieurs traînent les pieds, assommez-les et emportez-les ! »
De petites déflagrations firent tanguer la surface de l’astéroïde, envoyant valser dans l’espace des débris qui échappaient à sa faible attraction, tandis que l’air qu’il avait contenu se dispersait dans le vide. Geary consulta l’écran principal. Plus que six minutes avant l’arrivée des Énigmas. « Ça va se jouer très serré. »
Desjani opina. « Capitaine Tulev, ébranlez votre division et engagez le combat.
— Compris. » Léviathan, Dragon, Inébranlable et Vaillant entreprirent d’accélérer en direction des vaisseaux Énigma.
« Notre soute est pleine, capitaine. Nous la scellons à l’instant.
— Très bien. Pourquoi une navette flotte-t-elle encore devant votre soute, Invulnérable ?
— Je me plie à la procédure réglementaire des séquences de chargement… commença Vente avec sa raideur coutumière.
— Embarquez-la tout de suite ou j’ordonne qu’on ouvre le feu sur vous ! À toutes les unités. Il nous reste trois minutes ! Je n’ai pas l’intention d’engager le combat avec ces salopards tant que nous récupérerons des navettes à proximité de ce caillou ! »
Les croiseurs de combat de Duellos avaient atteint l’ennemi et vomissaient déjà des spectres. Les vaisseaux adverses louvoyèrent pour tenter de les esquiver, puis les deux flottilles s’interpénétrèrent en trombe, déchaînant toutes leurs armes.
« Tout le monde est à l’abri, annonça Carabali. Manque personne. La dernière navette cingle vers l’Admirable. »
Geary fixa un instant l’écran montrant l’astéroïde et vit s’effondrer vers l’intérieur de vastes sections de sa surface, quand elles ne se soulevaient pas en réaction aux spasmes qui le convulsaient.
« Toutes les navettes récupérées, capitaine. L’Admirable ferme hermétiquement sa soute.
— À toutes les unités du détachement Lima. Liberté de manœuvre. Engagez le combat ! »
Vingt-neuf vaisseaux extraterrestres arrivaient toujours sur eux, mais ils devraient d’abord franchir la barrière des croiseurs de combat de Tulev. Bien qu’ils n’eussent guère eu le temps d’accélérer, ceux-ci restaient mortellement dangereux, et, s’ils voulaient atteindre l’astéroïde, les bâtiments d’Énigma devraient leur passer sur le corps.
Les deux forces se heurtèrent : salves de spectres, suivies quelques secondes plus tard de tirs de mitraille et de lances de l’enfer.
« Le Vaillant est durement touché ! » lança une voix. Geary se rendit soudain compte que c’était la sienne. Mais seuls seize vaisseaux Énigma fondaient encore sur eux, tandis que, menés par l’Indomptable, les huit croiseurs de combats rescapés de l’Alliance accéléraient férocement à leur rencontre.
Les mains de Desjani dansèrent sur ses commandes de tir, et l’Indomptable frémit légèrement, secoué par le largage de ses missiles spectres ; puis les lances de l’enfer du vaisseau s’activèrent à leur tour, commandées automatiquement par des systèmes de combat plus réactifs que tout être humain. Des rafales de mitraille suivirent, juste avant que le plus rapide des bâtiments adverses ne traverse en un clin d’œil le barrage de la flotte.
Geary ne quittait pas des yeux l’écran, où s’affichaient rapidement des mises à jour à mesure que les senseurs de chaque vaisseau de la flotte transmettaient leurs données. Seuls trois Énigma bougeaient encore, piquant droit sur l’astéroïde sans faire mine de se retourner ni de ralentir.
Un instant plus tard, ils le télescopaient à soixante mille kilomètres par seconde.
Les écrans se remirent à jour, montrant à présent un nuage de poussière en rapide expansion là où, un instant plus tôt, se trouvaient l’astéroïde et les trois vaisseaux extraterrestres. Tout le monde se taisait. Geary s’arracha finalement à la contemplation de ce spectacle pour constater que, de nouveau, tous les autres bâtiments ennemis proches, qu’ils fussent gravement endommagés ou complètement H. S., s’étaient autodétruits.
Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard qu’ils virent l’unique rescapé de tous les vaisseaux extraterrestres du système virer de bord, poursuivi par les croiseurs légers et la moitié des destroyers de l’Alliance, tandis que l’autre moitié freinait pour récupérer l’éclaireur égaré. « Pourquoi se suicident-ils parfois sans aucune raison logique, alors qu’il leur arrive de faire preuve de modération devant une forte supériorité numérique ? » se demanda Geary avant de reporter le regard sur l’évaluation des dommages infligés à ses croiseurs de combat, pour se concentrer avant tout sur le Vaillant et ses dix-sept morts.
« Je l’ignore, répondit Desjani. Et je m’en fous. Si d’autres extraterrestres arrivent à portée de mes armes, je leur ôte tout espoir d’avenir. »
Les destroyers chargés de récupérer l’éclaireur ralentirent encore, jusqu’à ce que le Carbine agrafe sa combinaison et le hisse à bord. « But ! » Le message de victoire leur parvint quelques minutes plus tard de l’équipe de secours, tandis que tout le groupe de destroyers et de croiseurs entreprenait d’accélérer pour rejoindre la flotte.
« Les destroyers exigent une rançon », annonça Carabali à Geary. Elle avait l’air bien plus détendue que durant l’intervention sur l’astéroïde.
« Rien que les fusiliers ne soient pas disposés à payer ?
— Nous offrirons des tournées à leurs gars dans un bar la prochaine fois que la flotte sera en permission, amiral. Merci.
— Je ne pouvais pas abandonner cet éclaireur, général.
— Vous n’aviez pas à prendre cette décision. »
Desjani se tourna vers Geary quand il coupa la communication. « Vous devriez aller vous reposer.
— Vous aussi.
— J’ai parlé la première.
— Vous avez fait du très bon boulot là-bas.
— Eh bien, merci, amiral. Je peux encore descendre Vente ?
— Non. » Geary ferma un instant les yeux, pris d’une immense lassitude maintenant que ces longues journées de tension s’achevaient sur un succès. « La menace n’a pas eu l’air de l’éperonner. Deux minutes de plus et nous nous serions encore trouvés à proximité de cet astéroïde quand les vaisseaux Énigma l’ont transformé en ferraille à haute vélocité.
— Il fallait absolument réussir, parce que nous n’en aurons plus l’occasion. » La voix de Desjani semblait lointaine. « La prochaine fois que nous nous approcherons à moins d’une heure-lumière d’un site où ils détiennent des hommes, ils le feront exploser. »
Elle avait raison et Geary le savait. Sans doute avaient-ils remporté une victoire, mais ce serait la dernière de cette espèce.
En dépit de l’apparition de vingt nouveaux vaisseaux Énigma aux autres points de saut, Geary prit le temps de rassembler la flotte et de la réorganiser en une unique formation. Les journées qu’ils consacrèrent à cette tâche puis au trajet vers le point de saut qu’ils comptaient emprunter leur permirent aussi d’en apprendre davantage sur les gens qu’ils avaient secourus.