— Pourtant on dirait bel et bien qu’ils s’unissent contre nous, rétorqua Geary. Cette notion n’a pas l’air de leur être à ce point… extraterrestre.
— Ils croyaient aussi que les Syndics et nous-mêmes nous anéantirions en faisant exploser nos portails respectifs à cause de nos relations hostiles, intervint Carabali. Mais nous n’avons trouvé dans l’espace Énigma aucun système où un portail aurait été utilisé comme une arme contre des représentants de leur propre espèce.
— Ils s’attendaient au pire de la part de l’humanité, affirma le capitaine Shen sur un ton songeur contrastant avec sa perpétuelle expression d’insatisfaction. Serait-ce une forme de prévention contre nous, née de leur conviction qu’ils nous sont supérieurs ? Ou bien est-ce le fruit de leur fréquentation des dirigeants des Mondes syndiqués ? »
Neeson afficha de nouveau l’écran des étoiles. « Peut-être présument-ils que nous sommes foncièrement différents d’eux dans tous les domaines. Nous sommes bien partis du principe qu’ils formaient une unique entité. Pourquoi ? Parce que nous leur prêtions des différences fondamentales et puisque les humains ont le plus grand mal à s’entendre…
— … les extraterrestres ne peuvent que former une grande famille unie quoique paranoïaque, conclut Duellos. Oui. Il est toujours périlleux d’affirmer quelque chose à leur sujet, mais présumer qu’ils nourrissent des préjugés à notre égard est beaucoup moins risqué. À observer le cours de notre guerre avec les Syndics, sa conduite sans scrupule, les pertes massives qu’elle provoquait dans les deux camps, son interminable durée, ils ont dû conclure que toute réconciliation ou coopération entre les diverses factions humaines était impossible. Contrairement à ce qui se passe chez eux, et qu’ils doivent certainement regarder comme infiniment plus juste et respectable que les agissements des bizarres bipèdes que nous sommes. »
Geary avait les yeux rivés sur l’écran. « Peut-être avons-nous fait précisément ce qu’il fallait éviter. En pénétrant dans leur espace, nous les avons unis contre les “envahisseurs”. Leur flotte de Midway était bien plus forte que tout ce que nous avons croisé ici depuis. Ce qui argue en faveur d’une alliance ou d’une coalition de plusieurs factions. L’échec de leur agression de Midway aurait aisément pu la faire voler en éclats. Mais elle pourrait bien se reformer.
— S’ils se sont déjà ligués contre nous, ils recommenceront tôt ou tard, que nous ayons ou pas envoyé cette flotte dans leur territoire. »
Badaya eut un rire amer. « Comment exploiter leurs divergences s’ils refusent de nous parler ? C’est bien là en quoi ils sont différents de nous ! Si une flotte extraterrestre croisait dans notre espace, des gens l’interpelleraient à coup sûr, individus ou groupes. Tous ces politiciens soucieux de leur propre sécurité ou avides d’y gagner un avantage à court terme. Nous nous rendons, ne nous faites pas de mal ! Pouvons-nous négocier ? Avez-vous besoin de fournitures ? Avez-vous une monnaie ? Je déteste ces gens-là, alors ne pourrions-nous pas nous allier contre eux ? Les extraterrestres ne sauraient même pas par quel bout prendre les demandes qu’ils recevraient ! »
Le capitaine Shen, qui participait rarement à ces conférences oralement, reprit néanmoins la parole en désignant l’écran des étoiles d’un coup de menton. « Ils ont probablement consacré des efforts à tenter de nous comprendre, et ils ont dû se heurter à un problème diamétralement opposé au nôtre. Nous ne disposons que de très rares renseignements sur eux. Mais, en procédant à notre insu à des reconnaissances de notre territoire, eux ont dû accumuler des masses d’informations. Comment se débrouillent-ils pour les trier et en tirer un sens ?
— Un des premiers indices que nous ayons trouvés de leur existence, c’est un coffre fracturé dans un système stellaire abandonné par les Syndics et qui devait relever de leurs tentatives pour amasser des renseignements sur nous. Peut-être s’imaginaient-ils, en raison de leurs processus mentaux, que ce que nous étions réellement restait planqué dans des coffres plutôt qu’ouvertement dévoilé.
— S’ils découvrent la vérité sur notre compte, j’espère qu’ils partageront leurs conclusions avec nous, car je n’ai connu que très peu d’humains qui tombaient d’accord à cet égard, reprit Shen. Ne voyant aucun intérêt à nous enfoncer plus profondément dans l’espace Énigma, je suggérerais volontiers que nous regagnions celui de l’Alliance. Néanmoins, j’aimerais préciser un point de détail relatif à l’opinion du capitaine Neeson. Si les portails de l’hypernet sont bien un moyen de défense, nous avons rencontré trois systèmes stellaires d’affilée équipés de ces défenses.
— Il pourrait s’agir d’une autre frontière, déclara Neeson.
— En effet. Une de leurs factions croit avoir besoin de défenses particulièrement puissantes. »
Une alerte sonna, tandis que l’écran qui flottait au-dessus de la table affichait le système stellaire. « Cinquante autres vaisseaux extraterrestres sont arrivés, fit observer Desjani. Maintenant qu’ils sont plus d’une centaine, ils se croient peut-être prêts à nous combattre. »
Geary hocha la tête, prenant le temps de formuler soigneusement sa pensée. Il ne pouvait pas se permettre d’annoncer que la flotte de l’Alliance chercherait à esquiver le combat ou à se retirer de ce système, car, compte tenu de la mentalité actuelle de la flotte, ces deux décisions leur sembleraient également inacceptables. « S’ils nous cherchent, ils nous trouveront. Mais je n’ai pas l’intention de les attendre ici. Si ce système stellaire est bien une frontière, il marque peut-être la limite du territoire d’une autre espèce intelligente qui, si elle ne s’entend pas avec les Énigmas, pourrait être pour nous un allié naturel. Nous allons donc poursuivre notre route comme prévu, et, s’ils jugent utile de continuer à nous filer le train, grand bien leur fasse ! »
Desjani s’adossa à son siège pour dévisager Geary avant de reporter le regard sur Duellos, puis, quand ce dernier le lui retourna, elle lui adressa de sa main baissée un geste discret qui, à moins de l’observer attentivement, avait toutes les chances de passer inaperçu.
Duellos fronça les sourcils avant de lui signifier d’un hochement de tête qu’il comprenait. « Amiral, si je puis me permettre, la flotte pourrait effectuer à son émergence une manœuvre évasive préétablie. Nous avons de bonnes raisons de croire que ce système présente une nouveauté.
— Bonne idée. Nous y procéderons. »
L’amiral Lagemann avait aussi assisté à la conférence en tant que représentant des officiers libérés à Dunaï. C’était de la part de Geary un témoignage de bonne volonté destiné à ceux d’entre eux qui ne cherchaient pas à lui compliquer la vie par de futiles et sporadiques tentatives pour saper son autorité. Après la dispersion de la plupart des participants, il s’attarda un instant. « Je ne nierai pas que je serais heureux de regagner mon foyer. Ceux de Dunaï n’attendent que cela dans leur grande majorité. »
Duellos, qui n’était pas encore parti, lui jeta un regard inquisiteur. « Pourquoi “dans leur grande majorité”, amiral Lagemann ? Et pas tous ?
— Parce que, d’expérience, nous en savons assez sur ce qui se passe chez nous pour nous douter que, maintenant que la guerre est finie et que l’armée perd en puissance, nous allons nous retrouver à la retraite dès notre retour. » Lagemann eut un sourire désabusé. « Ce n’est certes pas à cet avenir que nous nous raccrochions dans le camp de travail syndic. Soit nous rentrions chez nous, soit nous nous évadions pour ensuite conduire la flotte ou les forces terrestres vers de grandes victoires, comme Black Jack revenu d’entre les morts. » Il sourit à Geary. « Excusez-moi. Une vieille expression.