— Excellente idée, approuva Geary.
— Merci, mais ma collègue me l’a en partie soufflée. » Charban marqua une pause comme s’il venait de goûter à quelque chose d’infect. « Ensuite, ils ont choisi de s’opposer militairement à nous. Ils continueront selon moi à opter pour des solutions armées, à moins que nous ne leur prouvions qu’ils ne peuvent pas l’emporter ainsi.
— Ça n’opère pas toujours entre nous. On les écrase et ils reviennent à la charge.
— Oui. C’est là un des aspects les plus irrationnels de notre manière d’affronter la réalité. Mais il s’agit d’Énigmas. Leur objectif ultime ne semble pas être la survie ni la victoire. Mais la préservation du secret. Prouvons-leur qu’ils ne peuvent pas y parvenir par ce biais et tout changera. »
Geary fixa l’écran surplombant la table de sa cabine et afficha une image du système stellaire précédent, tel que la flotte l’avait vu en partant, alors que cent dix vaisseaux extraterrestres la filaient. « Nous allons devoir de nouveau combattre et détruire autant de ces bâtiments que nous le pourrons.
— Oui. » Charban regarda Geary en hochant la tête. « Triste nécessité, dont je constate que vous êtes aussi conscient que moi. Victoria me l’avait prédit.
— Victoria Rione a-t-elle ajouté quelque chose ? »
Charban plissa le front. « Non. Elle m’a seulement conseillé d’aller vous parler, amiral. Je me rends bien compte que, de tous ceux à qui l’on aurait pu confier cette mission, je suis le moins qualifié. Je me suis parfois demandé pourquoi on m’avait choisi et si…
— On ne s’attendait pas à son échec ?
— Mes soupçons ne sont pas allés jusque-là, amiral. Certains de ceux avec qui j’ai travaillé n’auraient jamais fait cela.
— Mais d’autres si, peut-être ? » Geary repensa à la vague mise en garde de Rione. De nombreux esprits cherchant à contrôler une seule main malhabile.
« Faites-vous confiance à ma collègue, amiral ? demanda Charban.
— Oui. » Mais j’ai déjà commis des erreurs. Pas cette fois, espérons-le. « Content que vous m’ayez fait part de votre idée, général. Nous ne pourrons pas consulter les experts civils avant d’avoir quitté l’espace du saut, mais veuillez en débattre avec eux dès notre irruption dans le prochain système stellaire et tâchez de trouver un moyen d’en faire la proposition aux extraterrestres. »
Le braillement hystérique de sirènes d’alarme et les hurlements d’alerte des systèmes de manœuvre étaient bien la dernière chose qu’avait envie d’entendre l’équipage au sortir de l’espace du saut, alors que tous les sens étaient encore brouillés. Geary serra les dents en sentant l’Indomptable tanguer vers le haut puis rouler de côté à l’occasion de la manœuvre évasive préétablie, et il s’efforça de surmonter le stress induit par le mouvement et la confusion consécutifs à l’émergence.
« Fan de pute ! » hoqueta Desjani, qui avait réussi à focaliser son attention une fraction de seconde avant lui.
Il lui fallut encore un instant pour comprendre ce qu’il avait sous les yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça, par l’enfer ? »
Un objet massif gravitait à une minute-lumière de la flotte, sur la trajectoire qu’elle aurait normalement dû emprunter en émergeant du point de saut. Ses senseurs avaient déjà recouvert chaque mètre carré de sa surface de symboles menaçants, dont le nombre continuait de se multiplier à mesure qu’ils détectaient d’autres dangers. Geary cligna des yeux d’incrédulité en déchiffrant l’évaluation de la puissance du bouclier de ce Léviathan.
Une des vigies répondit à sa question d’une voix non moins empreinte de perplexité. « La masse et la taille correspondent à celles d’une petite planète, amiral, et son orbite est fixe autour du point de saut. Soit ils ont transformé un planétoïde en forteresse pour le ramener ici, soit ils ont construit cet énorme truc. » Desjani secoua la tête. « Si nous n’avions pas exécuté la manœuvre d’évitement, la flotte se serait beaucoup trop approchée de cet engin pour l’esquiver. Heureusement…»
Elle fut interrompue par le glapissement des alarmes des systèmes de combat.
Geary fixait encore la planète forteresse quand une section de sa surface donna l’impression de jaillir dans l’espace. Puis il se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un essaim très dense de petits vaisseaux, si nombreux que, l’espace d’un instant, leur nuage occulta la forteresse. « Combien y en a-t-il donc ? »
N’obtenant aucune réponse, Desjani pivota dans son fauteuil pour fusiller du regard sa vigie des systèmes de combat. Le lieutenant Castries secoua la tête en signe d’impuissance. « Le système procède encore à une estimation. Plus de deux cents. Plus de quatre cents. Plus de huit cents. » Elle inspira subitement une goulée d’air. « Évaluation stabilisée à neuf cents appareils, à plus ou moins dix pour cent prés. »
Desjani inspira lentement à son tour avant de se tourner vers Geary. « Neuf cents, répéta-t-elle sur un ton prosaïque.
— Plus ou moins dix pour cent, rectifia-t-il, non sans se demander comment il pouvait tourner cela à la plaisanterie. Une petite idée de ce qu’ils sont exactement ?
— S’il s’agit de missiles, ils sont vraiment très gros. » Desjani toucha son écran. « Excellente capacité d’accélération. Je me demande si ce ne sont pas des drones.
— Ils sont deux fois plus gros et massifs que nos appareils d’assaut standard, rapporta l’officier des systèmes de combat. Assez spacieux pour abriter un équipage.
— Ou alors vraiment de très grosses ogives. » Desjani montra de nouveau son écran. « Il pourrait ne s’agir que d’ogives équipées d’un système de propulsion. S’ils conservent cette accélération…
— Nous ne pourrons pas les distancer », convint Geary en lançant une nouvelle simulation des systèmes de manœuvre. Mais la même réponse s’afficha. « Pas maintenant qu’ils sont si proches et déboulent à cette allure. »
La flotte avait entièrement dégagé le secteur du point de saut entre-temps, et sa nouvelle trajectoire s’infléchissait vers le haut et latéralement. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Déportez-vous de quatre-vingts degrés sur bâbord et accélérez au maximum à T quarante et un. » Cela permettrait au moins à la flotte d’aligner ses sous-formations en une seule colonne s’écartant de la flottille ennemie, tout en lui laissant le temps de réfléchir à une solution interdisant à ce souk de se solder par des pertes massives de vaisseaux. Son regard se posa sur une image détaillée d’un des appareils extraterrestres, que les senseurs avaient compilée et que son écran avait aimablement affichée sur un côté. À la différence des vaisseaux en forme de carapace de tortue qu’il avait croisés jusque-là, celui-là était un cylindre à la proue arrondie, dont une espèce d’unité de propulsion constituait la poupe tandis que de courtes épines qui devaient abriter des senseurs hérissaient ses flancs. Et cette forteresse orbitale… « Ils sont très laids, déclara-t-il à Desjani. Et rien de tout cela n’évoque Énigma.
— Non, c’est vrai. Au moins n’y a-t-il pas ici de portail de l’hypernet.
— Petit avantage. » On pourrait emprunter le point de saut sans se soucier de cette menace. Mais si ces extraterrestres n’étaient pas des Énigmas… « Se pourrait-il que nous soyons tombés sur un système stellaire colonisé par des hommes ? Des gens qui seraient entrés dans l’espace Énigma et auraient poursuivi leur route jusqu’à découvrir un système inoccupé à l’autre bout ? »