Le silence se fit : les officiers et sous-officiers interpellés se concentraient laborieusement sur les représentations des vaisseaux adverses fournies par les senseurs. Puis un lieutenant prit lentement la parole : « Peut-être ne font-ils pas comme nous, commandant, mais je ne vois rien qui ressemble à des sabords de tir ou à des systèmes de défense. Aucune arme extérieure n’est identifiable, ni rien qui pourrait s’ouvrir ou émerger pour tirer des torpilles. Ce ne sont que des cylindres.
— Ou des balles, fit le lieutenant Castries. De très grosses balles. »
La tête de Desjani pivota vers les collègues de Castries et tous opinèrent. Elle finit par se tourner vers Geary. « Il nous faut présumer que ces engins ne portent pas d’armes mais qu’ils en sont eux-mêmes. Puisqu’ils ne disposent pas d’armes offensives, il nous reste peut-être une petite chance de décider du moment de l’engagement. C’est le seul côté positif. Je ne vous importune pas de nouveau avec ce que vous savez déjà, au moins ?
— Excusez-moi. Je suis un peu sous tension pour le moment et…
— Si l’Indomptable était détruit, amiral, nous mourrions tous les deux, vous et moi. C’est quoi, votre idée ?
— Concentrer la flotte en réduisant son accélération séquentiellement selon le modèle des unités.
— Fournir aux extraterrestres une cible plus facile qu’ils rattraperont plus tôt ? C’est pour le moins contre-intuitif. Concentrer nos forces… séquentiellement ? » Elle s’interrompit pour réfléchir un instant puis ses mains se mirent à voler pour décrire des manœuvres sur l’écran. « Je vois à quoi vous pensez. Ce ne sera pas joli-joli, mais ça pourrait marcher. Et ça surpasse toutes les solutions qui me seraient venues à l’esprit.
— Connectez-moi à votre écran, que nous puissions travailler plus vite ! » Les minutes suivantes passèrent comme l’éclair : Geary travaillait sur son écran de manœuvres en liaison avec Desjani, échafaudant avec elle des centaines de mouvements de vaisseaux pendant que les systèmes de combat généraient automatiquement des instructions afférentes aux divers changements de cap, accélérations et décélérations que chaque bâtiment devrait effectuer, tout en trouvant des solutions d’évitement permettant à tous ces appareils filant à travers la même région de l’espace d’esquiver les collisions. Autant de problèmes dont la résolution aurait demandé des semaines de travail à des hommes, mais auxquels les systèmes de la flotte donnaient instantanément la réponse, à mesure que Geary et Desjani entraient des instructions.
Bien sûr, si bon fût-il, tout système avait encore des failles et engendrait quelques erreurs. Dans l’idéal, la capacité d’intuition du cerveau humain, qui lui permet de visualiser tout le tableau et de repérer les infimes incohérences, aurait eu le temps de les déceler. Mais on ne l’avait plus. Geary ne pouvait qu’espérer que ces erreurs inévitables ne seraient pas fatales. Deux vaisseaux traversant au même moment le même espace, c’était le nuage de débris garanti ; et zéro survivant.
« Vous allez devoir laisser chaque vaisseau manœuvrer indépendamment quand les assaillants seront assez près, le prévint Desjani. Ce qui risque de grever la capacité des systèmes à prédire les mouvements des autres pour éviter les collisions.
— Je n’ai pas d’autre choix, n’est-ce pas ?
— Non. Mais vous le saviez déjà, pas vrai ? »
Alors même que neuf cents appareils hostiles se rapprochaient de la flotte, la pique de Desjani lui arracha une grimace. « Oui. Mais continuez de m’apprendre ce que je sais déjà, s’il vous plaît.
— Je tâcherai. Ce plan m’a l’air aussi bon que possible dans le temps qui nous est imparti. »
Il s’accorda néanmoins un instant pour le consulter de nouveau, horrifié par les centaines de trajectoires distinctes qui s’entremêlaient inextricablement, louvoyant les unes par rapport aux autres en dessinant un écheveau si dense qu’il évoquait une énorme, invraisemblable pelote de ficelle. Le compte à rebours défilait sur un côté de l’écran, signalant qu’il ne restait plus que deux minutes pour ordonner ces manœuvres, faute de quoi les vaisseaux n’auraient plus le temps de les exécuter séparément, de sorte qu’il faudrait échafauder un nouveau plan. Geary marmotta une prière à ses ancêtres, demanda aux vivantes étoiles d’épargner ses vaisseaux et appuya sur la touche d’approbation, transmettant instantanément le plan à tous les combattants, transports et auxiliaires de la flotte.
« À toutes les unités. Ici l’amiral Geary. Les instructions de manœuvre de chaque bâtiment viennent de vous être transmises. Nos tentatives de dialogue avec les occupants de ce système stellaire n’ont produit aucun résultat et la force en approche semble déterminée à combattre. Nous allons engager la bataille avec ces appareils extraterrestres et détruire tous ceux qui menaceraient nos vaisseaux. Quand nous leur aurons infligé le plus de dommages possible en nous pliant à ces instructions, tenez-vous prêts à obéir aux ordres suivants qui vous seront transmis et qui indiqueront à chaque bâtiment les manœuvres qu’il devra effectuer indépendamment en fonction des réactions de l’ennemi. » Il résista un bref instant à l’impulsion d’ajouter stupidement Tâchez d’éviter les collisions, puis parvint à ravaler ses paroles. « Nous reprendrons la formation après l’engagement. » Si du moins nous sommes encore assez nombreux pour nous reformer. Mais je dois ajouter autre chose. Nous allons livrer un rude combat. Il faut que je leur dise à tous que je m’attends à une victoire même si ça se présente mal. « Montrons à ceux qui vivent dans ce système qu’ils ont commis une grossière erreur en décidant de s’attaquer à la flotte de l’Alliance. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Desjani lui jeta un regard. « Vous ne leur avez pas dit d’éviter de se télescoper…
— J’ai réussi à m’en empêcher.
— … mais ils le savaient déjà, hein ? »
Geary marqua une pause avant de répondre, conscient qu’après de longues minutes de grande tension, de travail acharné et de réflexion décisive il serait désormais contraint de regarder se dérouler les événements, incapable pendant un bon moment d’intervenir sans semer la zizanie et la confusion dans le plan et saborder la dernière chance de la flotte de triompher de cette menace, réalité qu’il ne pouvait qu’affronter. « Pendant combien de temps encore comptes-tu me faire payer cette remarque ? finit-il par demander.
— Je n’ai pas encore décidé, répondit Desjani. C’est un bon plan, amiral. Meilleur que tous ceux que j’aurais pu imaginer dans un si bref délai. Laissez-le se déployer en observant le tableau dans son ensemble, afin de décider des ordres que vous devrez donner ensuite. » Elle haussa le ton pour s’adresser à la passerelle, en même temps qu’elle appuyait sur une touche lui permettant de se faire entendre dans tout le vaisseau. « Nous allons combattre instamment et l’Indomptable mènera la danse. Que tout l’équipage et les systèmes soient parés au combat. Donnons l’exemple à la flotte. »
L’Indomptable entreprit de pivoter, réagissant à ses instructions de manœuvre, en même temps qu’il relevait sa proue, où s’amassaient le plus lourdement ses armes et ses boucliers, pour la présenter à la horde de petits engins ennemis en approche. Geary se renversa pour regarder les autres croiseurs de combat l’imiter.
Apparemment, la manœuvre ne répondait à aucune logique. Les croiseurs de combat allaient charger l’ennemi en dépit de son écrasante supériorité numérique, même si cette charge se réduisait pour eux à cesser d’accélérer pour continuer de filer dans la même direction que le reste de la flotte, mais la poupe en avant, en même temps qu’ils se laisseraient déporter vers son arrière-garde à mesure que cuirassés, croiseurs, destroyers, transports et auxiliaires les dépasseraient en accélérant toujours à plein régime. En outre, l’ambiance à bord de l’Indomptable ne pouvait être qualifiée que de jubilatoire, bien qu’un peu plus de neuf cents appareils extraterrestres s’en rapprochassent rapidement pour très bientôt se retrouver à portée de tir de ses lances de l’enfer. C’était pourtant, aux yeux de son équipage, la vocation d’un croiseur de combat : mener la flotte à l’attaque ; et, devant l’attitude optimiste de son commandant et sa propre certitude que Geary saurait le tirer de n’importe quelle mauvaise passe, il était prêt à combattre en dépit de son infériorité apparente. « À toutes les unités, verrouillez-vous sur toute cible entrant dans votre enveloppe de tir », ordonna Geary. Des mines ne seraient pas d’une grande utilité dans ces circonstances, mais ce n’était pas le moment de vouloir économiser les missiles.