Jack Campbell
Invulnérable
Au lieutenant-colonel Robert W. Lamont, USMC (ret.), qui voulait voir les marines attaquer un fort, au commandant Christopher J. Lagemann, USN (ret.), qui aurait réellement été un fichu bon amiral, et au capitaine Michael A. Durnan, USN (ret.), qui, avec plus ou moins de réussite, a tenté au fil des ans de nous préserver tous des ennuis.
A S., comme toujours.
Un
« Si tu traverses l’enfer, avance toujours. »
L’amiral John Geary ne détourna pas les yeux de son écran qui montrait sa flotte livrée à la confusion tentant de reprendre la formation après l’agression des êtres, quels qu’ils fussent, qui vivaient dans ce système. « Tu viens d’inventer ce proverbe ?
— Non, répondit le capitaine Desjani. C’est d’un ancien philosophe. Mon père le citait souvent. »
Geary hocha la tête. Il ne prêtait pas entièrement attention aux paroles de Desjani. Ce qu’elle avait voulu dire était limpide, pourvu qu’on vît l’enfer sous la forme d’une flotte très éloignée de l’espace contrôlé par l’homme, dont la mission était de mesurer la puissance et l’étendue d’une espèce intelligente extraterrestre récemment découverte, et qui, après s’être frayé un chemin jusque-là en combattant, tombait sur une seconde espèce plus hostile encore que la première. Une capsule de survie endommagée quittant son croiseur blessé alors que le compte à rebours de son autodestruction était déjà bien entamé pouvait en être une autre définition, surtout si l’on se retrouvait ensuite congelé, plongé dans le sommeil de l’hibernation, pour être découvert et ranimé au bout d’un siècle, alors qu’on vous croyait mort et à jamais disparu, avant d’apprendre que, durant votre longue absence, on avait fait de vous une légende. L’esprit de Geary revécut ces instants dans une fulgurance, se souvint ensuite de ce qu’il avait éprouvé en apprenant la mort de tous ceux qu’il avait connus et en constatant que la guerre qui s’était déclenchée pendant sa longue inconscience durait encore, tandis que ceux qui avaient « ressuscité » le grand Black Jack Geary attendaient qu’il les sauvât d’une défaite assurée.
Il y était parvenu malgré tout, bien qu’il n’y eût aucun rapport entre la légende de Black Jack et sa propre personne. Il avait réussi à gagner la guerre contre les Mondes syndiqués. Et il venait à l’instant d’arracher la flotte isolée au traquenard qu’on lui avait posé dans un lointain système extraterrestre.
Mais il n’avait rien accompli tout seul. Sans le soutien de la flotte et de gens comme Tanya Desjani, il aurait fait chou blanc. Et ceux qui n’étaient pas morts au combat étaient toujours dans la flotte, à ses côtés.
« J’ai pris note de vos inquiétudes, capitaine, déclara-t-il, chassant les images du passé pour se concentrer sur le présent. Nous ne nous attarderons pas ici plus que nécessaire. » Quoiqu’il en fût, la flotte n’était pas restée inactive. Elle avait accéléré alors que les extraterrestres s’efforçaient de la rattraper et les avait distancés, et, maintenant que les menaces immédiates étaient écartées, de nombreux vaisseaux entreprenaient d’altérer trajectoire et vélocité ; cela dit, à l’instar de ses propres bâtiments, les épaves des agresseurs extraterrestres s’éloignaient de la massive forteresse qui surveillait son point d’émergence. Assujettie au point de saut, cette forteresse orbitait autour de l’étoile et était assez grande pour mériter le titre de petite planète artificielle.
Un escadron de destroyers passa en trombe sous l’Indomptable et le long d’un de ses flancs, assez proche du croiseur de combat pour déclencher ses sirènes d’alarme avertissant d’une collision imminente. « Dites à ces boîtes de conserve de garder leurs distances, ordonna Desjani à son officier des communications. Permission de vous aider à remettre de l’ordre dans la flotte, amiral ? »
Conscient que sa formation évoquait davantage un essaim d’abeilles excitées qu’une force militaire, Geary lui jeta un regard acerbe. « Les systèmes de manœuvre ont déjà transmis des solutions. Débrouiller cet écheveau et esquiver les épaves exigera un certain temps. » Fort heureusement, la majorité d’entre elles appartenaient aux assaillants extraterrestres. Il ne restait pourtant plus rien du destroyer Zaghnal, qui n’avait été touché qu’une seule fois. Les ogives des vaisseaux ennemis étaient si grosses qu’elles l’avaient réduit en pièces. L’Invulnérable avait aussi été frappé de plein fouet, et le croiseur de combat au blindage léger sérieusement endommagé. Mais c’étaient là, heureusement, les plus mauvaises nouvelles. L’Orion avait essuyé à deux reprises des déflagrations qui l’avaient frôlé, alors même qu’il éliminait deux appareils extraterrestres qui allaient atteindre le Titan et le Tanuki, mais, en dépit de dommages secondaires, il restait opérationnel. De nombreux autres vaisseaux avaient également souffert à un degré moindre, le vide de l’espace ne protégeant même pas d’explosions aussi violentes et rapprochées. « On s’en tire plutôt bien, s’émerveilla Geary. Vous avez vu ce qu’a fait l’Orion dans la dernière phase du combat ?
— J’ai raté ça, admit Desjani. J’étais trop occupée à surveiller l’Intrépide, qui a failli m’emboutir.
— J’aurai une autre discussion avec ma petite-nièce dès que cela me sera permis. » Jane Geary avait toujours été, jusque-là, fiable et digne de confiance. Avait. Elle manœuvrait à présent son Intrépide comme si c’était un croiseur de combat, en balançant le cuirassé tous azimuts. Tout en espérant que de nouveaux problèmes n’allaient pas s’ajouter aux anciens, Geary appela le commandant Shen de l’Orion.
L’expression de celui-ci ne variait jamais de beaucoup, et Geary ne fut guère surpris de le trouver de mauvais poil. « Comment se porte votre vaisseau, capitaine ? » demanda-t-il. Il aurait pu obtenir cette information par le réseau de la flotte, aussi vite que les dommages étaient enregistrés et évalués, et il se pliait d’ordinaire à ce processus plus simple et rapide. Mais, parfois, il préférait tenir ses renseignements de témoins directs, qui pouvaient lui rapporter des impressions et détails essentiels que contenaient rarement les rapports automatisés.
« L’Orion est encore en état de combattre. » Shen semblait le mettre au défi de démentir cette affirmation. « Soixante et onze pertes dans le personnel, dont trente morts. Cinq des quarante et un blessés le sont grièvement. Deux d’entre eux ont été transférés à l’un des transports d’assaut pour y être soignés. L’infirmerie de l’Orion peut se charger du reste. Notre unité de propulsion principale est H. S., mais réparable. La plupart des dommages ont affecté le quart supérieur bâbord de la proue. Le blindage y a subi une brèche, avec des dommages aux compartiments adjacents allant d’irréversibles à mineurs. Nous scellons ce secteur en attendant de procéder à des réparations définitives. Tous les senseurs et armes de cette zone sont non opérationnels, ce qui, à long terme, réduit de vingt pour cent les capacités de combat de l’Orion. Ailleurs, de nombreux systèmes exigent encore des réparations, suite aux chocs transmis à travers la coque et l’infrastructure, mais nous pouvons y obvier. »
Venant de l’Orion, un tel optimisme était sans précédent, du moins à la connaissance de Geary. « J’ai vu l’Orion sauver le Titan et le Tanuki. Ces vaisseaux n’auraient pas survécu à la frappe d’un missile capable d’infliger autant de dommages à un cuirassé. Vos hommes et vous-mêmes vous êtes conduits au mieux des traditions du service et avez fait honneur à leurs ancêtres.