— Vaches ours en peluche, termina Desjani.
— Ne pourrions-nous pas les appeler tout bonnement des vachours ? demanda le capitaine Vitali. À parler de combattre des ours en peluche, je me sens tout bête.
— Ils sont mignons, lâcha Duellos. Peu importe au demeurant.
— En effet, convint Desjani. Je peux parfaitement abattre ce qui est mignon s’il s’en prend à moi.
— Appelons-les des Vachours », trancha Geary. Il aurait aimé que trouver un moyen d’extraire la flotte de ce système stellaire lui fût aussi facile que de baptiser une espèce bien décidée à l’anéantir.
« J’ai une autre question, déclara le capitaine Hiyen.
— Oui ? demanda Geary, voyant qu’il s’interrompait.
— Pourquoi sommes-nous ici, d’ailleurs, amiral ? À des dizaines d’années-lumière de l’espace syndic et encore plus loin de chez nous ? Pourquoi devons-nous affronter une telle situation ? »
Un niveau de tension tout différent s’instaura autour de la table. Alors que Geary les dévisageait l’un après l’autre, le logiciel de conférence grossissait automatiquement l’image de chacun des officiers, et l’éventail des expressions allait du mécontentement à l’entêtement buté, mais tous, visiblement, semblaient accueillir cordialement cette dernière question.
Il redoutait depuis longtemps qu’on la lui posât ouvertement car la réponse était loin d’être simple. D’autant qu’une bonne partie de la flotte était persuadée que Geary gouvernait l’Alliance en coulisses, et que cette conviction restait le seul obstacle à une pure et simple rébellion de la part de troupes qui avaient essuyé des pertes sans fin au cours d’une guerre interminable et qui en faisaient porter la responsabilité au gouvernement civil. En dépit de sa puissance, la flotte était minée par l’écœurement, par tout ce qu’on avait exigé d’elle sur un trop long laps de temps, par la multitude de parents et d’amis qui avaient trouvé la mort, un équipement de plus en plus vétuste, une Alliance affaiblie par l’effort de guerre (d’une guerre totale qui avait duré près d’un siècle et n’avait été remportée que très récemment) et un encadrement gravement corrompu par des luttes intestines alors même qu’il méprisait la politique des autorités civiles.
Geary ne pouvait que s’efforcer d’en maintenir la cohésion tandis que tout menaçait de s’effriter. S’il n’y parvenait pas, si des pans entiers de la flotte lâchaient la rampe, comme par exemple les vaisseaux de la République de Callas (dont d’ailleurs le Représailles et son commandant, le capitaine Hiyen), ils risquaient tous de ne pas rentrer chez eux.
Mais, avant que Geary eût pu répondre, Victoria Rione se levait. « Capitaine Hiyen, si vous voulez savoir pourquoi les vaisseaux de la République de Callas œuvrent encore avec la flotte de l’Alliance et restent sous le commandement de l’amiral Geary, je suis mieux placée pour vous répondre. J’ai apporté les ordres de la République de Callas qui établissent ces instructions.
— Pourquoi ? demanda Hiyen. On ne nous a pas dit pourquoi. Et, maintenant, nous affrontons de nouveau la mort si loin de la République. Est-ce trop exiger que de permettre à ceux qui ont risqué leur vie et vu mourir tant de leurs amis de demander pourquoi ils ne peuvent pas rentrer chez eux ? »
Rione écarta les mains en signe d’impuissance. Tout son maintien semblait exprimer sa compréhension. « Je n’en sais rien, capitaine Hiyen. Vous savez que j’ai été évincée du gouvernement à la suite d’un scrutin, avant que ces ordres ne soient donnés et ces décisions arrêtées. Parce que l’Alliance m’a demandé de jouer un autre rôle dans la flotte, on m’a priée d’emporter les ordres de la République de Callas. Mais je n’ai pas été consultée quant à leur teneur. C’est le nouveau gouvernement de Callas qui a pris cette décision. » Le capitaine Hiyen hésita puis se tourna vers Geary.
« Les ordres qu’ont reçus vos vaisseaux m’ont surpris », déclara celui-ci. C’était la stricte vérité. Il s’était attendu à les voir rentrer chez eux en même temps que ceux de la Fédération du Rift. « Comme je vous l’ai déjà dit, je ne les ai pas réquisitionnés. Je mentirais en vous disant que je n’étais pas content de vous avoir à mes côtés, vous et vos vaisseaux, quand nous avons affronté tous ces dangers ensemble, mais la République de Callas et la Fédération du Rift sont des groupements d’étoiles indépendants, qui ont choisi de leur plein gré de s’aligner sur la position de l’Alliance. Je ne peux pas vous dicter votre conduite. Je ne peux pas leur dire ce qu’elles doivent faire. Elles sont libres, tout comme leurs citoyens. »
Badaya leva les yeux au ciel d’un air résigné. Il avait suggéré l’emploi de la force pour contraindre la République et la Fédération à rester unies avec l’Alliance, jusqu’à ce que Geary lui eût fait remarquer que de tels agissements ne différaient guère de ceux des méprisables Syndics.
« Amiral. » Le commandant Sinicrope du croiseur léger Florentine désigna les officiers assis près d’elle. « Ce problème ne concerne pas seulement les vaisseaux alliés. Nous tous de l’Alliance, nous nous sommes joints au combat contre les Syndics. Nous nous sommes battus pour les vaincre. Et nous avons gagné. Je peux comprendre qu’on cherche à se renseigner sur de lointaines menaces avant qu’elles ne deviennent trop proches, mais nous sommes très loin de l’Alliance, amiral, et nous affrontons des ennemis qui n’ont rien à voir avec les Mondes syndiqués. »
Desjani s’apprêtait à répondre mais Duellos lui brûla la politesse : « Oui, nous avons triomphé des Syndics. Sous les ordres de l’amiral Geary.
— Nul n’en disconvient, capitaine Duellos. Jamais je n’aurais suivi un autre supérieur jusqu’ici.
— Et l’amiral Geary ne vient-il pas d’annoncer que nous regagnerons nos foyers après cette autre étoile ?
— Si fait », reconnut Sinicrope à contrecœur.
Restée debout, Rione reprit la parole comme si elle ignorait les regards de colère et de mépris, furtifs ou à peine voilés, que lui lançaient de nombreux officiers. Mais, dès ses premiers mots, ces sentiments se muèrent en embarras : « Je sais que vous me tenez pour une ennemie même si j’ai partagé les dangers que vous avez affrontés, si je les partage encore aujourd’hui et si mon propre époux, officier de la flotte qu’on a longtemps cru mort mais qu’on a retrouvé vivant depuis et qui se trouve à présent parmi nous, a beaucoup souffert de la main des Syndics. Méfiez-vous donc de moi autant qu’il vous plaira. Pensez de moi tout ce que vous voudrez. Mais réfléchissez aussi à ce que nous avons trouvé dans le territoire naguère contrôlé par les Syndics. À l’effondrement de l’autorité centrale, au chaos rampant, à toutes ces planètes qui croulent sous le fardeau du coût humain et matériel de la guerre et doivent à présent affronter l’avenir sans alliés ni amis.
» Moi aussi j’aimerais rentrer chez moi », poursuivit Rione avec des intonations douloureuses qui résonnèrent dans la salle désormais silencieuse. Conscient de son éloquence, de l’émotion qui gagnait toute l’assistance partageant ces sentiments, Geary comprit enfin comment elle avait pu parvenir à de si hautes responsabilités.
« Mais je ne peux pas, poursuivit-elle. Parce que je dois continuer à veiller à ce que l’Alliance ne prenne pas le même chemin que les Mondes syndiqués. Vous représentez l’Alliance. Vous êtes même son élite, de multiples façons. Et, si vous prenez une autre voie, si vous décidez que vous vous êtes suffisamment sacrifiés pour autrui, qu’adviendra-t-il de l’Alliance, qui attendait et attend encore de vous non seulement que vous la protégiez mais que vous donniez l’exemple des vertus que chérissaient vos ancêtres ? Vous rentrerez chez vous un jour. Tous. Sauf l’amiral Geary. » Elle le désigna si brusquement qu’il n’eut pas le temps de réagir et ne put que rester figé pendant que Rione reprenait : « Son foyer réside à un siècle dans le passé. Il s’est sacrifié pour l’Alliance lors du premier combat de cette guerre. Il a sauvé la flotte, il a sauvé l’Alliance et ne trahira ni l’Alliance ni vous. Je ne vous demande pas de me faire confiance. Mais fiez-vous à lui. Écoutez-le. Black Jack Geary vous ramènera chez vous, mais, s’il vous demande de quitter votre foyer, c’est qu’il a de bonnes raisons. Tant pour l’Alliance que pour chacune de vos planètes. » Rione se rassit, apparemment inconsciente des regards qui convergeaient sur elle, et de Desjani qui la fixait, bouche bée. Du moins jusqu’à ce qu’elle eût repris contenance et la referme. Nul autre, sinon peut-être Geary lui-même, n’avait sans doute remarqué son regard de plus en plus soupçonneux, à mesure qu’elle chassait sa surprise initiale et cachait les sentiments que lui inspirait le discours de Rione.